Un grand tour à vélo





14. Du bonheur à tartiner


Après 6 600 kilomètres, nous voilà au bord de la Caspienne, dans le Dubaï de l’Asie centrale, Bakou. Une ville surfaite, sans charme ni âme, mais qui nous permet de nous retourner sur les quelques semaines écoulées.
En voyage, on a coutume de dire que le bonheur est à la croisée des chemins ; il peut aussi tenir sur le seul zinc d’un bar. Cela nous est arrivé à Tbilissi : entrer chez Tartine, c’est prendre en plein visage un peu d’air frais de notre France natale. Des affiches à la décoration, jusqu’aux abeilles incrustées dans les tables, tout y est. Un accordéon joue des morceaux oubliés où un Nougaro éternel côtoie une Piaf palpitante… Pour un peu, on se prendrait presque, comme Hubert Bonisseur de la Bath, alias OSS 117, à s’enquérir de la qualité de la blanquette et à faire l’emplette de quelques harengs pommes à l’huile.
Puis on découvre, attablés et le sourire aux lèvres, de joyeux camarades qui disputent ce qui est devenu dans notre cœur (avec le rugby) le plus beau sport du monde : le bouge bol. Le bouge bol se pratique avec deux dés, un gobelet et un verre rempli de petites pièces. Il est aussi recommandé de siroter un petit vin blanc frais, dont la vigne pousse sur les coteaux géorgiens. Pour faire simple, ce jeu est un mélange de hasard et de bluff. Celui qui perd une manche prend un jeton, et au dixième, il paie une tournée. Autour de la table donc, de joyeux lurons : une bande de Français expatriés charmants qui nous convient à partager leur jeu avec simplicité.
Il y a d’abord, honneur aux femmes, Christine, ravissante brunette d’une trentaine d’années, au regard intense, profond, au sourire constant et à la gentillesse désarmante. Après avoir enseigné en Irlande et dans le golfe Persique, la voilà aujourd’hui, et pour quelques semaines encore, institutrice à l’École française de Tbilissi.
Arnaud est un barbu débonnaire polyglotte qui porte une affection démesurée pour tout ce qui a trait à la culture, aux échanges et à la boisson. Passer du temps avec lui est l’occasion d’apprendre et de boire beaucoup. Lui aussi est professeur à l’École française et, quand il ne dispense pas son savoir à ses ouailles, il parle couramment sept ou huit langues et se distrait culturellement. Normal, quand on a étudié aux Langues O’ et à l’École du Louvre simultanément.
Et puis, il y a Romain, le tôlier, le fondateur de Tartine et l’importateur du bouge bol outre Caucase. Un type à la gueule de vieux loup de mer et à l’accent méridional qui, en dépit de multiples expatriations, n’a pas pris un accroc. C’est que Romain, dans sa vie, a beaucoup voyagé et exercé de multiples professions. Avant de monter son restaurant, il a été (et reste) photographe, et a longtemps travaillé pour le cinéma.
Sébastien a terminé son service derrière le bar, il s’en vient donc s’attabler avec nous. Tout de suite, on se sent scanné par son regard perçant, vif, acéré sans doute parce que c’est un photographe épatant. Entre deux gorgées de bière Natakhtari, il nous conte son histoire de sa voix basse, fumée et rocailleuse, qui nous ferait presque oublier qu’il vient de nous faire prendre un pion parce qu’on était davantage à ce qu’il disait qu’aux annonces de la partie en cours…
Non loin de là, Jean-Luc, un colonel, promène un air amusé et paternel sur la scène. Ce chasseur alpin, attaché de défense à l’ambassade de France et accueillant lui aussi comme personne, nous fera notamment passer une soirée merveilleuse autour d’un dîner et de vins fins chez lui, à nous raconter sa récente ascension du mont Ararat à peaux de phoque… Notre rêve. C’est donc dans ce lieu merveilleux que ce petit monde se retrouve plusieurs fois par semaine. L’occasion (s’il en fallait vraiment une) de trinquer quelques coups à leur santé, à leur expatriation, parler un peu de tout, surtout de rien, tout en s’amusant. Pendant une semaine, nous partagerons donc un peu de ce quotidien éthylique, étant « obligés » de rester à Tbilissi en attendant nos visas azéris. Notre duo est donc pris en main par Christine, qui nous accueille comme des papes, avec son colocataire géorgien prénommé, comme 60 % des Géorgiens, Georgi.
Bientôt, nous sommes rejoints par Margot, qui vient apporter un regard féminin (donc forcément plus juste et intéressant) sur notre périple, et nous accompagne sur 400 kilomètres jusqu’en Arménie, à Erevan, cette capitale à l’architecture soviétique où nous trouverons, hasard incroyable de la route, un réparateur de vélo arménien, ancien champion cycliste, qui exhibe (en nous rendant nos clous flambant neufs) un article de presse française où l’on parle de lui.
Après avoir péniblement quitté Margot à l’aéroport, nous reprenons en sens inverse la route de Tbilissi – la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan étant fermée en raison du conflit du Haut-Karabakh – pour y refaire une escale avant de reprendre la route, direction Bakou : 530 kilomètres que nous expédions en quatre jours et des poussières, dans un décor morose, pelé et plat, sous une chaleur de forge et face à un vent coquin et opiniâtre. Plus que nous, à tout le moins. Voilà pourquoi, quand nous ne cuisons pas sous ce cagnard, nous nous précipitons sous un arbre ou sous l’auvent d’une station-service pour boire eau fraîche ou Coca, en dévorant Fortune carrée, immuable, magnifique, viril et dense chef-d’œuvre de Joseph Kessel ou Le Tao du vélo de Julien Leblay. Avec eux, nous oublions un peu notre misérable condition et voyageons, ici en Serbie avec ce cycliste au grand cœur, là en mer Rouge avec Henry de Monfreid, aventurier grognon et flamboyant. Et nous prenons des leçons. Et nous apprenons beaucoup et rêvons tout autant à d’autres projets, qui jaillissent lorsque le cerveau est trop lobotomisé par l’air gluant et que les 145 kilomètres se font par trop sentir.
Finalement, nous arrivons à la capitale comme nous avons traversé le pays : dans la hâte. Nous dégotons un hôtel miteux et nous préparons à attaquer une semaine marathon pour obtenir un visa kazakh, un bateau pour Aktau et de quoi réparer notre réchaud qui a rendu l’âme en Turquie, et que mille soins n’ont pu faire repartir. Or, comme quand l’appétit va, tout va, il nous faut trouver une solution. En attendant, comme toujours, patience et résignation.


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