Un grand tour à vélo



8. Et comme un long linceul, filons vers l’Orient…


Déjà 3 000 km sur la selle de nos clous et nous voilà partis pour un mois et demi de route sablonneuse qui devrait nous mener aux portes de la Turquie, fin de la première partie de notre périple et début d’une sacrée ligne droite pointée vers l’est jusqu’à Vladivostok.
Après un parcours espagnol légèrement de guingois, nous avons foulé le sol algérien, le cœur battant d’en découdre vraiment avec ce qui nous habite depuis trois ans. Arrivés à Alger, c’est en train que nous nous sommes rapprochés de la frontière avec le Maroc, et le vent dans le dos que nous avons quitté Mers-el-Kébir.
Une première journée ensoleillée marquée par le passage, symbolique, du méridien de Greenwich, s’est assombrie à Mostaganem suite à une agression louche qui nous a coûté notre appareil photo. Une phrase de Sylvain Tesson m’a alors traversé l’esprit : « Qui ne peut applaudir devant l’écroulement de son bien, n’est pas tout à fait mûr pour le vagabondage. » Point n’est besoin de dire que nous n’avons pas sauté de joie.
Autre conséquence aussi (si ce n’est plus) fâcheuse de cette échauffourée : l’interdiction formelle de traverser l’ouest algérien seuls et à vélo. Pour bien se faire entendre, la police a pris soin de garder au commissariat nos montures et nous a escortés, tels deux ministres en goguette, jusqu’à la capitale. Comme, entre-temps, notre appareil a été retrouvé, mais, « Ô rage, Ô désespoir, Ô Nikon ennemi ! » délesté de ses deux cents photos, nous avons dû faire un aller-retour sur le lieu de l’agression et raconter, pour la centième fois en trois jours, notre affaire devant le procureur et le juge pour mineurs de la ville. Nous avons ensuite repris un train sur 150 km pour éviter une zone terroriste bombardée quelques jours avant notre arrivée par l’armée et interdite d’accès. Finalement, après un peu plus de 500 km, à bicyclette cette fois, nous sommes arrivés à la frontière tunisienne sous une pluie battante et dans un froid glacial. À Tunis, nous avons retrouvé Marie et Margot, deux personnes chères à notre âme et notre cœur, et c’est en charmante compagnie que nous avons arpenté le territoire tunisien, à pied et en louage, sorte de taxi-brousse local. Le 11 mars, nous prendrons l’avion pour l’Égypte.
Nous avons donc choisi de ne pas passer par la Libye. Avant notre départ, les conditions d’obtention de visas et le prix exorbitant et obligatoire d’un « guide » (sorte de garde-chiourme qui épierait tous nos faits et gestes pour la modique somme de 1 500 euros) avaient définitivement décidé de ce survol. Avec 2 000 euros pour seul viatique, il nous a semblé impensable de lâcher une telle fortune pour un chef d’état odieux qui semble aujourd’hui considérer son pays comme un grand bac à sable où on lancerait des missiles comme d’autres joueraient à la pétanque. Du Caire, nous tenterons de rejoindre la frontière égypto-libyenne, mais la vague impressionnante de réfugiés qui fuient la guerre civile pourrait rendre notre tâche un peu ardue… Quoi qu’il en soit, nous préférerons toujours « un futur imprévisible à un futur imposteur », comme l’a justement rappelé Maurice Schumann.

Après ces quelques semaines au Maghreb, nous osons porter un regard, jamais objectif mais que nous espérons juste, sur les pays traversés.
En Algérie, nous avons fait les frais d’un accueil aristocratique : simple, roboratif et emprunt d’une générosité toute naturelle. Nous nous réjouissions de parcourir le littoral sur nos vélos mais c’était sous-estimer le joug policier, impressionnant, à quelques jours de la levée de l’état d’urgence. À croire que la sécurité civile, sentant le vent tourner, avait décidé d’user de tous les moyens en sa possession pour asseoir davantage un climat de malaise et d’exaspération que nous avons senti chez tous nos amis algériens. Combien de fois avons-nous dû justifier de notre identité, raconter notre périple (que nous avons d’ailleurs largement raccourci pour l’occasion) et entendu les mêmes vains conseils : « Vous êtes fous, le pays n’est pas sûr ! » Sécurité, toujours la sécurité. Un mot qui sonne souvent dans la bouche de ces « gardiens de l’ordre » davantage occupés à palabrer le mégot aux lèvres à chaque barrage qu’à traquer les terroristes (il en resterait 5 000, savamment cachés dans la nature sauvage et magnifique entre Tizi Ouzou et Bejaia). Des trains de nuit gardés par une milice armée de fusils à pompe aux sempiternels interrogatoires de la police, nous n’avons eu de cesse d’avoir en tête un aphorisme de Coluche : « Plus les gens voient des flics, plus ils ont peur. » Sans craindre les raccourcis sociologiques, la peur et la hantise de l’agression sont palpables auprès d’une population qui a connu, gardons-nous de l’oublier, une douzaine d’années de guerre civile qui ont coûté la vie, selon les chiffres officiels, à près de 250 000 personnes.
En voyage, mieux vaut ne s’attendre à rien et laisser les choses venir d’elles-mêmes : cela évite bien des déceptions et stimule la surprise. Une fois arrivés en Tunisie, nous nous attendions à trouver un pays profondément marqué par un mouvement de libération contre un régime autoritaire et corrompu. Un État un peu exsangue, fatigué des multiples manifestations et départs précipités d’autorités de tout poil. Quelques jours passés sur place nous ont permis de vivre une réalité bien loin de celle véhiculée par la presse internationale que ne manquaient pas de relayer nos proches, inquiets de nous voir partir dans ce pays. La capitale, Tunis, hormis une avenue Bourguiba sertie de barbelés et attentivement gardée par des militaires de faction et des blindés imposants, nous a semblé bien calme. On nous avait formellement déconseillé de nous aventurer dans les terres mais, au sud comme à l’ouest, rien de particulier à déclarer si ce n’est un certain soulagement de la part des locaux de voir arriver quelques touristes. Force est de constater qu’en-dehors de la côte nord-est, nous n’avons pas croisé un visage étranger pendant notre modeste pérégrination. Il est vrai aussi que les Tunisiens, habitués depuis de nombreuses années à vivre dans un pays très sûr, du fait d’une police présente à chaque carrefour, nous ont semblé très angoissés quant à la sécurité, à l’instar de leurs voisins algériens.
C’est donc un peu dessillés sur un contexte géopolitique tendu, et l’esprit disponible, que nous nous trouvons à la veille de traverser une nouvelle frontière. Notre voyage commence à prendre un peu de consistance et nous nous sentons l’un comme l’autre un peu moins sots, un peu plus sensibles aux grandes humeurs du monde. Ces moments de vie, nous tentons de les vivre, justement, au maximum, à notre petit niveau. Une belle moisson d’idées diverses et souvent banales, un fatras de concepts et de préjugés qui éclosent ou éclatent dans notre esprit, parmi lesquels nous tentons de mettre un peu d’ordre. Voilà ce à quoi nous consacrons nos journées quand la route est décidément bien trop raide et le vent pas assez dans le dos.


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