Un grand tour à vélo
10. Évolution arabe
Algérie, Tunisie, Libye, Égypte, Syrie : pendant que les révolutions progressent et secouent l’actualité, nous, pauvres diables, peinons à avancer vers la Turquie…
Les régimes vacillent tandis que nous tentons de garder notre cap. Depuis la Tunisie, nous avons dû éviter une Libye à feu et à sang pour rejoindre une Égypte encore étourdie. Nous voilà donc au Caire ! Les pyramides de Guizeh visitées, nous sommes prêts à renfourcher nos montures et à continuer notre conquête de l’est. Situation préoccupante ou communauté française préoccupée, il nous est déconseillé de traverser l’Ouest égyptien comme nous l’avions prévu initialement. Nos hôtes cairotes y vont fort en recommandations sécuritaires : révolutions, enlèvements, banditisme, il nous faudrait même nous méfier des serpents et des mines antipersonnel. Le vrai problème, c’est que les gens ont faim, ici. Sur nos vélos équipés, nous sommes des proies, de l’argent en puissance, et l’idée de nous retrouver dépouillés au beau milieu du désert ne nous emballe pas. Il nous faut donc renoncer à l’ouest. Qu’à cela ne tienne, l’est nous tend les bras : nous prendrons donc la direction du Sinaï, et ce, par le canal de Suez.
Du canal, nous faisons révérence à Ferdinand de Lesseps et longeons la mer Rouge. Quelques kilomètres encore, et nous arrivons aux portes du Sinaï. La route est bonne, le temps clément, rien ne semble pouvoir troubler notre quiétude. C’est sans compter les caprices de nos vélos. Les crevaisons à répétition font déjà partie intégrante de notre quotidien, mais aujourd’hui, grande nouveauté pour les mécanos en herbe que nous sommes : le cadre d’Antarès souffre d’une sérieuse rupture au niveau du pédalier. Nous avons beau les bichonner, prendre soin d’elles quotidiennement, nos montures souffrent beaucoup de l’accumulation des kilomètres et du régime quotidien que nous leur infligeons. Nous sommes en plein désert, pas la moindre chance de trouver un soudeur avant une centaine de kilomètres. Ces 100 km, c’est à l’arrière d’un pick-up que nous les ferons, jusqu’à atteindre Sainte-Catherine où Ahmed, l’homme à tout faire du village, nous attend, déjà prévenu par le téléphone bédouin, encore plus performant que le réseau Vodafone. Craintifs, nous lui confions Antarès. Confiant, il opère quelques branchements et fait parler les outils. Ahmed est un magicien. Un coup de disqueuse, il enfile son masque à souder. Le chalumeau balance quelques étincelles, l’acier se met à rougir et, en quelques minutes, le cadre de la bicyclette retrouve toute la solidité de ses premiers kilomètres. Notre sauveur, heureux d’avoir pu nous aider, nous invite à rester encore avec lui. Il troque sa djellaba de mécano pour un jibab blanc, un kufiyya noblement posé sur sa tête et nous installe dans son jardin. Nous partageons, sous le regard bienveillant de sa fille, un déjeuner exquis bien loin de nos pâtes quotidiennes. Le lendemain, nous profitons d’être à Sainte-Catherine pour gravir le mont Sinaï, haut lieu biblique étonnamment envahi de touristes coréens, puis nous repartons pour le désert.
Entrer dans le désert, c’est épouser un paradoxe. Aux réjouissances de goûter enfin à la tranquillité et à la sérénité des grandes étendues s’oppose l’angoisse de l’isolement. Mais ce désert, nous en avions besoin. Nous l’avions attendu, espéré. Et loin de l’effervescence cairote, loin de l’actualité mouvementée, et loin des touristes, il ne nous a pas déçus. Il nous offre le plaisir de redécouvrir la contemplation. Nous sommes si bien dans le Sinaï que, au sortir des canyons et à la fin d’une longue descente, lorsque nous apercevons le port de Nuweiba, l’idée effleure notre esprit de faire demi-tour. Mais l’aventure doit continuer. À quelques heures de bateau nous attendent déjà les plateaux désertiques de Jordanie et la vallée du Grand Rift. De là , nous longeons la frontière israélienne. Les check points et les miradors sont là pour nous le rappeler. L’accueil est différent, ici. Il pleut des « Salham » et des « Welcome in Jordan » tout au long du chemin. Le roi Abdullah II et sa belle épouse Rania, dont les portraits sont placardés sur tous les murs, semblent vouloir nous accueillir avec leurs larges sourires. À quelques kilomètres de la mer Morte, nous sommes invités à partager un repas avec les militaires jordaniens. Peu inquiétés par le contrôle de nos passeports, Sultan et Ali, chefs de ce petit groupe, se préoccupent d’abord de notre confort et nous trouvent un coin pour dormir. On est bien en Jordanie !
Les derniers kilomètres qui nous séparent d’Amman sont rudes. Le thermomètre dépasse les 40 °C sur les bords de la mer Morte et les dénivelés positifs se cumulent. De -422 m d’altitude, nous passons à 900 m à Amman, la ville aux dix-neuf collines (jabal). Là -bas, nous sommes accueillis à l’Institut français du Proche-Orient où se côtoient chercheurs, géographes et archéologues.
Les nouvelles sont mauvaises. À l’ouest, des raids israéliens sur la bande de Gaza et un attentat à Jérusalem. À l’est, l’Irak toujours en conflit. Au nord, le sud syrien s’embrase, la police tire sur les manifestants. La route semble coupée. Difficile de faire un « saut de puce » jusqu’au Liban, sept cyclistes ont été enlevés deux jours après notre arrivée à Amman. Une fois de plus, le contexte géopolitique nous force à nous poser, à réfléchir. Alors, que faire ? Aller à la frontière syrienne et négocier un visa malgré les affrontements ? La décision la plus mesurée semble être de renoncer une fois de plus à nos vélos et de prendre un avion pour la Turquie. En voyage, on n’est jamais sûr de rien. Il faut vivre au jour le jour, pays après pays. Il ne suffit pas de tracer un circuit sur une carte pour faire son voyage, il faut aussi savoir patienter, renoncer, rebondir. En acceptant, on avance.
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