Lumières des Andes

Rémy Rasse définit son lien avec les cultures andines et son choix de peindre en plein air, en se déplaçant avec son atelier.


Chaque jour, la caravane s’enfonçait un peu plus dans une épaisse toison verte. Les repères se succédaient : un grand goulet luxuriant, une piste cernée d’arbres, des silhouettes enlacées dans un ciel bas et cotonneux.
Devant moi, Patrice et Vincent chevauchaient leurs grandes montures, flottant à travers les brumes dans un jeu de lumières opaques. Ces instants magiques me faisaient oublier la fatigue et les difficultés quotidiennes du voyage. Pris par le mouvement de ma jument Ciluella, mon corps collait de mieux en mieux au décor de la forêt vierge australe. Mes yeux enregistraient toutes ces séquences de clairs-obscurs, ces visions féeriques du monde patagon. Mes émotions avaient quitté le processus normal de l’homme civilisé. Je sentais naître en moi une sensibilité jusqu’alors inconnue.
De nouveau, des vapeurs grises venaient de nous surprendre. Elles étaient chargées cette fois de gouttelettes d’eau froide. Je devinais juste la tête de Ciluella. Ma main gauche engourdie par le froid et l’humidité ne lâchait pas la longe de Pablo, à peine visible. La présence du cheval trapu, à la robe pie auréolée de brun, me rassurait : il portait sur son dos mes caisses de fortune. Le fourniment de mon atelier : pinceaux, papiers, toiles, châssis, pigments, liants… Soixante-dix kilos de matériel qu’il allait transporter sur 3 000 kilomètres de pistes, de Coihaique à Santiago du Chili.
La journée fut longue et difficile : la forêt devenait de plus en plus inquiétante, l’atmosphère ouatée et ruisselante. Le soir, une fois le ciel enfin purgé, nous rejoignîmes le Pacifique pour nous installer dans une vieille cabane de pêcheurs au bord du fjord Puyuguapi. Je trouvai juste assez de force pour sortir mon matériel de peinture et filai sur le sable pour m’offrir les rares lumières du crépuscule.
Après quelques minutes de promenade sur les berges, je ressentis autour de moi un climat étrange. Chaque particule de la nature voulait me parler. Je m’installai en tailleur sur un petit monticule, face à la mer, et sortis mon matériel, caressant dans un grand mouvement de bras la rugosité du papier. Immobile, je fermai les yeux, retins ma respiration… et l’encre s’écoula sur la feuille blanche au rythme des vagues bousculées par le vent. Dans leur élan, mes mains commencèrent à danser ; complices, doigts et pinceaux suivirent la mélodie du paysage. La silhouette sacrée des cormorans, le ventre creux des coquillages, l’agencement des falaises… En ce jour s’amorçait le rêve qui m’habitait depuis toujours : partir à l’orée du monde pour retrouver les origines de la terre. Après des années d’apprentissage dans la rigueur des bancs d’écolier, puis de l’université… quitter la vieille Europe, couper avec mes influences pour trouver mon propre chemin à travers l’art et la peinture. Au seuil de ce voyage, tout m’y incitait.
Un soir, alors que la pluie se déchaînait sur le campement, je découvris dans notre modeste bibliothèque de voyage, glissée entre deux poèmes de Pablo Neruda, cette pensée amérindienne : « Les peuples civilisés dépendent beaucoup trop des pages imprimées… Le grand esprit nous a fourni la possibilité – à vous, à moi – d’étudier à l’université de la nature, des forêts, des rivières, des montagnes et des animaux dont nous faisons partie. »

Un éveil au monde


La métamorphose se fit peu attendre. Jour après jour, je constatai que cette chevauchée remettait sans cesse en cause le contenu du savoir inculqué jusque-là. La forêt vierge, l’océan, les cascades accrochées aux montagnes, les chevaux, tout cet univers me dévoilait une infinité d’informations sensitives. Parallèlement, mon intuition me poussait à creuser mon monde intérieur… jusqu’au bord de l’anéantissement. Et j’entendais l’écrivain Jean Rostand me souffler, comme pour m’encourager : « Tous les espoirs sont permis à l’homme, même celui de disparaître… »
Ainsi, bien au-delà de l’exploit sportif, ce périple à cheval m’offrit, d’étapes en étapes, la trame d’un véritable parcours initiatique. Durant la difficile traversée de la forêt, la nature me contraignit à prendre conscience de ma fragilité. Par l’épreuve des eaux, de la pierre et du vent, j’entrai dans la ronde des éléments. Contemplatif, je découvris la sensation d’appartenir à ces feuilles d’alerse, de tepu, à ces mousses vertes, à ces lichens fluorescents, à ces brumes blanches… La nature m’avait dominé, travaillé, malaxé, poli, pour défricher une parcelle intérieure et y suspendre un espace de silence.

« Pieds nus sur la terre sacrée. »


Deux ans plus tard, je retrouvai l’Amérique latine, accompagné de mon frère et d’un ami. Avec six chevaux et mon atelier ambulant, nous allions parcourir 2 000 kilomètres de pistes dans la puña désertique du nord de l’Argentine.
Un soir, alors que nous remontions le canyon San Juan de Oro, une question du Petit Prince me revint à l’esprit : « Je me demande si les étoiles sont éclairées afin que chacun puisse un jour retrouver la sienne. » Je ne sus y répondre. Mais depuis le début de ce voyage, notre caravane semblait bien nous guider de son plein gré en suivant son étoile. Elle déjouait l’itinéraire établi sur nos cartes et nous entraînait, d’étape en étape, au cœur de la cordillère des Andes. « Le voyageur doit être patient. Trop souvent, l’homme venu d’Europe reste un étranger », nous avait glissé Don Alberto Wayar, un vieux cacique, alors que nous arrivions avec nos montures au hameau d’El Angosto, à la frontière de la Bolivie. « Patient… Pour comprendre l’Amérique, cette terre où demeure l’esprit de nos ancêtres. »
Les jours suivants, nous fîmes des rencontres inespérées. De village en village, le bouche à oreille avait fonctionné, et les communautés d’Amérindiens collas nous attendaient pour participer aux fêtes et rituels de l’été andin.
À partir de ces moments inoubliables, la cordillère de la puña devint mon territoire de prédilection. Les années suivantes, j’y revins pour approfondir mes recherches picturales sur cette civilisation. Je gagnai alors la confiance des communautés et commençai à peindre les premiers rituels.
« La Pachamama es la vida, es el mundo de mañana. » « La Pachamama, c’est la vie, c’est le monde de demain. »
Un groupe d’enfants, de femmes et d’hommes était agenouillé devant le mojón, un petit tas de quartz blanc. En communion avec la terre, ils faisaient leurs offrandes de feuilles de coca de chicha à l’apacheta, un trou dans la terre. J’étais assis face à cette scène, mon papier et mes pastels à la main, cherchant l’esquisse…
Et j’entendis les hommes murmurer : « Regarde ! la terre est un être vivant », « Écoute ! tout vient et retourne à la terre ».
Cet instant sacré venait de fertiliser mes rêves, transformant ma vision de l’art. Je pris alors mon carnet de voyage pour écrire : « Ici, la nature et les hommes m’entraînent dans leur mystère, loin des raisons scientifiques, dans la réalité du rêve. Dans les Andes, où la culture est cette terre, la Pachamama, c’est le féminin, l’essence de tout art. »

Séquences picturales


Ces expériences initièrent donc une production picturale issue d’un engagement total. Engagement dans l’acte de peindre, mais aussi dans une expérience quotidienne parfois poussée aux limites de la survie. Car la peinture évolue par des étapes de vie et de mort. Elle renaît du chaos ; ses cendres forment le sédiment d’une nouvelle création.
Ainsi, en Patagonie, j’ai pratiqué des techniques très gestuelles, proches de l’atmosphère humide et végétale, soulignant la densité du mouvement et les lumières rares. Mes peintures à l’encre de Chine exprimaient à la fois la confrontation et l’harmonie de l’homme face à la nature, l’atmosphère monochrome, la liquidité vaporeuse d’un monde originel.
Mais il y avait encore place pour autre chose. C’est alors que ma rencontre avec le peuple andin a fait exploser ma palette. La nature s’est peuplée de visages, de couleurs chatoyantes et de symboles. Je découvris plus tard, par des contacts avec des artisans, l’art du masque utilisé lors des carnavals et des rites chamaniques. Je profitai de ces techniques pour matérialiser ces visions énigmatiques surgies dans mes rêves et restées à l’état de croquis dans mon carnet de voyage. Cette errance artistique, accentuée par le langage sensitif de la peinture, m’a permis d’associer le réel et l’imaginaire, l’expression d’un monde magique propre au continent sud-américain.
Aujourd’hui, dessins et tableaux sont là au repos, devant moi. Et soudain, la peinture se met à respirer ; mes yeux, mes mains, la toile miment le spectacle. Pour un instant encore le rideau du théâtre s’est levé et l’estrade s’anime d’une scène rare et mystérieuse. Les collines entrent en mouvement, la brume isole quelques crêtes, en ombres chinoises les arbres défilent tel un ballet de danseurs sauvages. Mais il faut s’arrêter là, au moment d’équilibre, à l’instant de tension maximale où l’on ne sait plus situer peintre, peinture, paysage.
J’ai cherché les secrets de la nature, j’ai pressenti son mouvement, sur le dos des pélicans j’ai déposé mes rêves. Ce soir, une grande tranquillité s’installe, un moment fertile, le fruit d’une étape… avec cette image incessante d’un homme paisible qui se coucherait sur le sol de la cordillère pour y mourir.

Texte extrait du livre : Chemins d’étoiles n° 2
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