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Interview : Fawaz Hussain

Le chantre du Caucase

Livre concerné : Par le souffle de Sayat-Nova

Comment est née votre envie de partir sur les traces de Sayat-Nova ?
Mon envie de partir sur les traces de Sayat-Nova en Arménie et en Géorgie est née de cette funeste guerre qui dure depuis bientôt trois ans entre la Russie et l’Otan sur le sol de l’Ukraine. À la mi-décembre 2022, je passais un temps fou devant les chaînes d’information françaises à gober tout ce que les généraux des armées mortes et les faux experts en géostratégie racontaient. Quand j’ai commencé à chercher une voie alternative, peut-être plus convaincante, le bon Sayat-Nova s’est révélé à moi. Selon lui, je devais de toute urgence débrancher ma télévision et prendre de la hauteur. Il m’a proposé la route comme patrie et les monastères du nord montagneux de l’Arménie comme caravansérails. Le barde du XVIIIe siècle ne m’est pas apparu sous l’apparence d’un archange aux blanches ailes immaculées, mais par l’intermédiaire du film La Couleur de la grenade de Serguei Paradjanov. Ce voyage est donc le fruit d’un pur hasard, mais comme le dit Paul Éluard : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. Â»

Comment la quête du célèbre barde a-t-elle façonné votre manière de voyager ?
On ignore presque tout de Sayat-Nova. Les informations le concernant sont souvent des hypothèses et – hormis un recueil de poèmes arméniens traduits en français – il n’y a aucune référence, en français, sur le grand barde de la Transcaucasie. On sait qu’il s’appelle Harutyun, « résurrection Â» en arménien, et que Sayat-Nova est un nom de plume qu’on lui a attribué, qui en persan signifie le « maître des mélodies Â». Une fois tombé en disgrâce, il n’exista pratiquement plus. On sait seulement, de source sûre, qu’il a vécu dix ans sur la côte sud-est de la mer Caspienne, aujourd’hui en Iran.
Donc, pour aller à sa rencontre je me suis rendu dans les lieux où il vécut, chanta, joua de son instrument favori, le kamancha, et aima la princesse géorgienne Ana. Je lui suis reconnaissant car il m’a offert un beau voyage et il m’a appris une chose importante : prendre son mal en patience et laisser passer l’orage. Grâce à lui ma télévision reste débranchée et je chéris les petites choses de la vie qu’on ne voit qu’avec le cœur. Le barde arménien, c’est mon Petit Prince : il m’a apprivoisé.

Pouvez-vous nous partager un moment fort de votre voyage ?
Les moments forts ont commencé dès que j’ai foulé le sol arménien, le pays des rescapés, le premier pays chrétien au monde. Je me suis rendu au monastère de Sanahin, probablement le lieu de naissance de Sayat-Nova ; au monastère de Haghpat, où il fut sacristain pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie ; à Telavi, en Géorgie, où il fut barde à la cour du roi. Je me suis longuement recueilli sur sa tombe dans la cour de l’église arménienne Saint-Georges à Tbilissi.
Mais, je n’oublierai jamais le moment où j’ai tenu en main son manuscrit autographe. Au musée des Arts et de la Littérature, au cœur de la capitale arménienne, le directeur Gourguen Gasparian a posé l’auguste et vénérable carnet devant moi? La relique des reliques ! L’objet le plus intime de mon barde et l’œuvre de toute sa vie. Mon émotion était alors à son paroxysme. Je venais, moi le Kurde musulman, de toucher au Graal des chrétiens !

Au fil de votre quête, de mobile Sayat-Nova est-il devenu un compagnon à vos yeux ?
J’ai toujours considéré les écrivains comme des compagnons. En Arménie et en Géorgie, on me posait toujours ces mêmes questions : « D’où venez-vous ? Â», « Ã‡a vous dirait une excursion à tel ou tel endroit ? Â». Les rapports avec les vivants allaient rarement au-delà de ces quelques banalités. Mes échanges avec Sayat-Nova au contraire, bien que mort en 1795, étaient plus forts, plus vivants et plus humains. Nombre de mes mentors sont morts et enterrés, comme la grande actrice géorgienne Sofico Tchiaoureli, ou les cinéastes Sergueï Paradjanov et Kim Arzumanian. À Paris, je me sens très proche du colonel Chabert de Balzac. Don Quichotte est mon maître à penser.
Je sens Sayat-Nova très proche car nous – les Kurdes et les Arméniens – avons toujours vécu étroitement. De plus, son père était originaire de la ville d’Alep où j’ai fait mes études. Une ville qui, comme la Syrie aujourd’hui, est tombée dans les mains des islamistes. Un clou chasse l’autre.

Auriez-vous un autre artiste moyen-oriental à conseiller ?
Oui, Sohrab Sepehri, le grand poète iranien. Voyageur infatigable et grand peintre moderniste, il séjourne à Paris en 1957 et suit des cours aux Beaux-Arts. Il s’éteint, à l’âge de 52 ans, à l’hôpital Pars de Téhéran. Ses grandes thématiques sont la nature, l’amitié et le sens de la vie. Bref, ce que j’aime le plus dans ce monde très vénal.
Dans un de ses poèmes, il est question de la pluie, celle qui donne la vie, purifie et permet aux yeux, une fois lavés, d’atteindre l’essence des choses. Le chrétien Sayat-Nova aurait pu dire avant lui : « La vie n’est qu’un baptême perpétuel./Une ablution dans la vasque de l’éternel présent. Â» L’imaginaire de Sayat-Nova est imprégné de la culture persane dominante de son époque, le XVIIIe siècle.

Questions préparées par Dario Partenza


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