Précis de savoir-vivre arboricole

Si l’Éden était à jamais indissociable de cet arbre qui, jadis, y prodiguait la Connaissance ? Côme, baron du Rondeau, le fameux personnage d’Italo Calvino, est l’ardent défenseur de cette théorie. Dans son Projet de Constitution pour un État idéal qu’on installerait dans les arbres, il décrit la République imaginaire d’Arborée, que seuls des justes habiteraient. Il en adressa le sommaire à Diderot, qui lui répondit par un billet de remerciement… Héritier de ce personnage de fiction, mais bien enraciné dans la vie, un amateur de voyage vers les cimes nous conte ses errances sylvestres.


Et pourquoi en descendre ? La lumière dégoutte. Les feuilles tamisent l’aurore. Elles filtrent quelques rayons jusqu’au pied du tronc. Marie Mauron, qui connaissait les arbres, appelait « fils de soleil » ces éclaboussures de clarté. Ce sont leurs chatouillements qui nous réveillent quand nous passons la nuit dans les grands arbres, suspendus à nos hamacs, trente mètres au-dessus du sol. On ouvre les yeux sans bouger. On jette un regard en dehors du sac de couchage. On découvre les miettes de ciel à travers les haillons du feuillage. Le chant des oiseaux nous arrive d’en bas. On balance doucement au vent, au même rythme que la feuille. On est noyé dans les frondaisons. La branche nous déporte du tronc. On est dans l’arbre mais pas contre lui… Nous avons perché notre camp la veille au soir. Pour réussir sa nuit, il faut bien choisir son arbre. Nous avons erré longuement dans la forêt, les yeux tournés vers les frondaisons pour repérer le bon. Il y a le chêne aux branches massives comme des troncs, mais difficiles à escalader. Il y a le châtaignier qui offre de belles fourches mais souvent trop resserrées. Le bouleau, rare dans les forêts de France, est très fragile. Pas question de dormir dans un conifère : trop de résine. L’idéal, c’est le hêtre. Ses branches sont disposées pour recevoir les hamacs. Écorce qui adhère bien. Structure solide et régulière. Houppier fourni. Nous grimpons. Nous nous installons. Nous sommes sanglés aux plus hautes loges. Les hamacs blancs oscillent comme les oothèques des processionnaires qui décorent de grelots la cime des pins. Nous reposons dans le cœur de la voûte, couverts de feuilles, sur un matelas de vide.
Mais attention ! Pas un faux geste ! Pas un mouvement déplacé ! Car sinon, c’est la chute, des dizaines de mètres plus bas. Vivre comme un singe, c’est redécouvrir que la pesanteur tue. Nous autres, les Hommes, avons capitulé. Nous avons admis que l’attraction était la plus forte. Nous avons accepté sa supériorité, nous sommes descendus pour nous livrer à elle et, depuis, nous marchons, c’est-à-dire que nous rampons. Les singes, eux, n’ont jamais voulu reconnaître la gravité (de la situation). Ils continuent à vivre entre les nuages et la terre, sur les piliers du ciel que sont les arbres. La contrepartie, c’est que, parfois, l’un d’eux tombe à terre. La pesanteur prend son tribut. Avec mille précautions, nous attachons à des cordelettes nos vêtements, nos sacs, nos lunettes, nos vivres, nos chaussures, nos lampes et nos bidons ; si bien que tout ce matériel-épiphyte dégoulinant des branches finit par ressembler à un lichen géant monstrueusement poussé sous la voûte d’un arbre.

Aux premières loges


Cependant, la pesanteur est bien le seul danger auquel s’expose le dormeur haut perché. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, passer la nuit dans les feuillages est un gage de sécurité. La forêt – aujourd’hui comme hier – est en effet un repaire pour toutes sortes de mauvaises âmes qui, en général, trop préoccupées à préparer leurs mauvais coups, oublient de regarder en l’air. Il est à parier que si les pèlerins et les marchands d’antan, pour qui la forêt était un coupe-gorge inéluctable, avaient dormi dans les arbres, ils y auraient trouvé autant de sécurité que dans les couvents, les auberges et les relais qu’ils essayaient d’atteindre au soir de chaque étape. Se coucher dans un hamac demande la maîtrise d’une gestuelle difficile. Car il faut – sans tomber – quitter la branche pour se glisser dans une poche instable et en suspens, ce qui est beaucoup plus dangereux que de se couler dans un nid. D’ailleurs, lors des premières fois, mieux vaut une corde passée à la taille pour prévenir la chute. Une fois allongé, reste l’épreuve du sac de couchage. C’est le chemin inverse du papillon qui, lui, perce sa chrysalide pour prendre son envol. Là, on s’immisce dans son sarcophage de plumes, au prix de disgracieuses contorsions, tel un insecte qui, ayant découvert le monde extérieur, épouvanté, n’aurait pas de cesse qu’il ne regagne son enveloppe larvaire. Mais couché ne veut pas dire endormi. Pour passer une douce nuit, il y a des secrets qu’on découvre au terme de plusieurs nuits d’inconfort. Il faut par exemple que le hamac soit bien tendu. Ni trop ni trop peu. Il faut également se placer en chien de fusil : les membres en appui sur les bords du hamac, comme les marins dans leur couchette qui adoptent inconsciemment cette position pour lutter contre le roulis. Il faut à tout prix appuyer sa tête contre un oreiller (une veste roulée en boule), condition sine qua non pour ménager son dos. Ainsi embarqué dans son hamac pour un vol de nuit, emporté par le doux bercement, on écoute la rumeur de la nuit. On croit d’abord que la forêt s’endort puisque l’obscurité s’y flanque. Mais c’est tout le contraire : une autre forêt s’éveille. Dans la nuit, on se tue, on s’aime, on s’appelle, on se menace, on se déchire, on se frôle, on s’envole, on s’enfuit. Nous sommes suspendus à ce concert. Nous recueillons, depuis nos balcons, les sons qui montent comme une haleine. Hélas, dans les forêts trop proches des villes, la clameur des autoroutes étouffe la partition. Fontainebleau, Rambouillet, Marly, Montmorency : les forêts d’Île-de-France ne connaissent plus la grande musique de nuit. Le tonnerre des voitures, le grondement du goudron, sonnent jusqu’au cœur des massifs. Au plus proche de Paris, si l’on veut échapper à ce fond de bruit, il faut se réfugier dans la forêt d’Orléans.

Habitants de la nuit


L’horloge des nuits, en forêt, ce sont les oiseaux. Ils font cadran sonore. Au crépuscule, tout leur peuple se tait. C’est l’heure des chiens et loups dont on ne sait à qui elle appartient du jour ou de la nuit… Puis, quand l’obscurité conquiert vraiment la forêt, alors les oiseaux nocturnes s’emparent des ténèbres. Hulottes d’abord, puis chevêches dont les ululements peuvent traverser des kilomètres de silence. Ensuite viennent les gros rapaces : grands-ducs et chouettes effraies dont les cris comme des griffes déchirent le rideau de la nuit. Enfin, quand l’aube arrive, pressentant la lumière, « respirant le souffle d’Allah », comme disent les musulmans, les passereaux – mésanges, accenteurs et sittelles – déposent dans l’air froid la rosée de leurs pépiements. C’est une vérité bien connue des dormeurs arboricoles : les lendemains ne chantent pas. Ils gazouillent.
Un peu plus tard dans la matinée, pour peu que l’on paresse dans les canopées, on observe promeneurs, cavaliers, amoureux qui passent au pied de l’arbre sans savoir que des yeux les scrutent par-delà les fourches. Et l’on se doute qu’il en va ainsi pour quiconque pénètre sous la forêt : depuis les hautes voûtes, des regards que l’on ne soupçonne pas épient sans cesse. Ils appartiennent au peuple perché des elfes, goblins, lunanthropes et fées ou bien aux fantômes des réprouvés qui avaient recours aux forêts quand la société des horizons ouverts et surveillés ne voulait plus d’eux. Il ne peut pas y avoir que des chouettes dans les branches. En forêt, on ne doit pas regarder où l’on marche, mais lever la tête. S’il est si facile de voir le monde depuis les hautes branches, c’est parce que l’arbre est un poste de vigie. La corolle de bois qui accueillait le guetteur, en haut des mâts des voiliers d’autrefois, ne reproduit-elle pas, d’ailleurs, une fourche d’arbre au sommet d’un tronc ? Les peuples des savanes arborées ne choisissent-ils pas toujours le plus haut acacia pour observer les mouvements des êtres sur leur territoire de chasse ? Et Zachée, n’est-ce pas sur le faîte d’un olivier qu’il s’est perché pour mieux voir le Christ et se faire voir de lui ? L’arbre ne cache pas la forêt, il permet au contraire de l’observer tout en restant masqué… L’arbre est hune. Il n’y a qu’à se promener dans les champs de Beauce, plats comme la table du juge, pour se rendre compte combien, seul, droit et triste, l’arbre qui veille sur l’océan des blés ressemble à un phare. Rester la nuit dans son arbre, c’est simplement ne pas redescendre du poste de guet, tout comme une sentinelle qui refuserait de rendre son tour de garde.

Pourquoi nous sommes remontés dans les arbres


Une fois seulement, nous ne sommes pas montés installer nos hamacs par pur plaisir, mais par devoir. C’est qu’on prétendait abattre nos portiques ! Il y a en effet, dans chaque région de France, des préfets qui président à la destinée des paysages. Ils ne les contemplent ni ne les parcourent, ils ne les peignent ni ne les cultivent : ils les agencent. Ils sont des aménageurs. L’un d’eux, dans un département du Sud-Ouest, a décidé de couper les platanes du bord des routes. Au motif qu’ils étaient un danger pour les quelques automobilistes qui, chaque année, sortent de la route (parce qu’ils sont trop gris pour la suivre) et fracassent leurs tôles contre un tronc. Ô indignité des arbres qui osent se trouver sur la trajectoire des chauffards ! Impudence des platanes qui, seuls contre tous, se dressent contre l’irrésistible puissance de la bagnole alors que la société entière se plie à son empire ! Ô laideur de l’arbre droit quand pourrait filer dans son axe la belle perspective d’un ruban de goudron ! Ceux qui se couchent devant l’auto, bien entendu, ne peuvent aimer les arbres qui, eux, vivent debout.
Peu importent d’ailleurs les raisons de la coupée. On en a avancé d’autres que celle de la sécurité routière. Ce qu’il faut retenir, c’est la facilité avec laquelle disparaissent les arbres dans le fracas des tronçonneuses, au petit matin (à l’heure des sales besognes) et dans l’indifférence générale. Ne se rend-on pas compte de la valeur immense des sylves routières ? Elles apportent l’ombre aux pèlerins qui passent à leurs pieds et qui parfois s’adossent aux troncs pour se reposer ou méditer. (Que serait-il advenu de Bouddha, ce marcheur, si les pipals du bord des routes indiennes avaient été fauchés ?) Elles sont le témoignage – par-delà les siècles – des perspectives et des axes choisis par les arpenteurs romains pour tracer leurs vias. Elles forment des cathédrales d’ombre sous lesquelles le voyageur s’aventure comme dans une nef. Les tunnels formés par leur double alignement dessinent les veines de la campagne, les lignes dans lesquelles peut se lire son passé. Ils sont, au même titre que les villages, les moulins et les pigeonniers, un élément du patrimoine !
Un matin, prévenus d’un abattage imminent, nous installons notre camp, à trente mètres de haut, dans un platane marqué d’une croix, signe de sa mort prochaine (on marque toujours d’un sceau celui qu’on veut abattre). Les bûcherons ne pouvant bûcheronner appellent les gendarmes qui, c’est bien connu, n’ont jamais su grimper aux arbres. Dans l’après-midi, après plusieurs heures d’une résistance passive et d’un dialogue de sourds avec la maréchaussée, nous descendons. L’arbre ne tombera pas ce jour-là. Il aura vingt-quatre heures de répit. La hache a toujours le dernier mot dans l’histoire des hommes. « Les forêts précèdent les peuples et les déserts leur succèdent. » Chateaubriand avait donc raison…
La chère dame anglaise avait bien tort qui, à l’Académie des sciences de Londres, supplia Darwin que « cela ne se sache pas » quand il eut expliqué que l’homme descendait du singe. Il est heureux que nous l’ayons appris. Car nous savons à présent qu’il ne peut y avoir que tristesse à nous traîner sur la terre. Qu’on en juge ! Nous sommes débiles à la course, maladroits à la nage, fatigués de marcher et si peu adaptés à la reptation ou au saut. Il est donc salutaire que nous regagnions au plus vite les hauteurs originelles. Tous nos malheurs ne sont-ils pas nés de ce que nous les avons quittées ? Ce jour où, copiant la branche qui s’écarte du tronc et du chemin du ciel, nous avons voulu prendre notre envol et n’avons accompli que la Chute. Pour retrouver nos racines, regagnons les branches.

Texte extrait du livre : Arbres, peuple immense, Chemins d’Ă©toiles n° 9
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