Les quatre saisons de l’Alaska

Émeric Fisset revient sur certains temps forts de ses deux voyages à travers l’Alaska, à pied, à la rame, à skis, en kayak et à l’aide de chiens de traîneau. C’est aussi l’occasion pour lui de réfléchir au sens du voyage en solitaire.


Mai 1994


Après des journées entières de pluie, ce matin de mai porte la promesse de mille bonheurs. La mer, l’océan Pacifique cerné d’îlots et de chenaux, scintille de tous les icebergs qui, en procession sous le soleil printanier, fondent, craquent et basculent volontiers. À l’embouchure du Stikine, les pygargues à tête blanche festoient sur les bancs d’éperlans, là même où, hier, les marsouins migraient telles d’éblouissantes torpilles. Un louvart se dresse entre les prêles de la rive : curieux, nonchalant. Bientôt la pelle de ma pagaie fend de nouveau les eaux émeraude du fjord LeConte, au débouché duquel le souffle du glacier fige mes joues. De loin en loin, les cascades tintinnabulent à travers la brume de froid qui en provient. À mesure que j’avance dans le labyrinthe mouvant et sans cesse recomposé des bourguignons, la végétation se raréfie sur les pentes et, avec elle, paraît s’estomper tout autre indice de vie. Pourtant, dans un rai de lumière que laissent passer les versants, des phoques me surprennent. Interrompant leur sieste sur un floe, ils glissent l’un après l’autre dans l’eau. Enfin, le glacier se dévoile au coude d’un aplomb. Comparé aux autres d’Alaska, il est de taille modeste mais n’en vêle pas moins à instants rapprochés des pans entiers de sa masse qui, à grand fracas, s’effondrent dans des gerbes d’eau. La houle que leur chute engendre me berce tandis que l’étrave turquoise de mon kayak se soulève comme pour épouser la glace bleutée.

Août 1990


Trois semaines ont passé depuis que j’ai quitté le dernier village eskimo, Atqasuk, trois semaines de marche éprouvante à travers les marécages de la toundra navale qui, sur 300 kilomètres, borde le littoral de la mer des Tchouktches. Cela fait aussi trois semaines que le sac blesse mes épaules, alourdies par quarante kilos de bagages. Au soir du dernier jour d’août, le soleil embrase le piémont de la chaîne de Brooks. Nu, désert, orangé. Sur un parterre de saules nains, je m’assieds. Une chouette des marais s’envole, semant l’effroi parmi les spermophiles, ces « chiens de prairie » dont les flancs replets en prévision de l’hibernation constituent le fantasme du marcheur allouvi que je suis devenu. Délicatement, je ramasse une mûre arctique et savoure une dernière fois ses pulpes sucrées mais déjà flétries. Comme la faim, le doute me ronge. Vais-je parvenir à rallier le village indien d’Allakaket, à trois autres semaines d’ici, alors que mes jambes sont déjà lourdes et saisies de crampes ? La neige ne menace-t-elle pas de tomber par 68° de latitude nord ? En dépit des pensées qui m’assaillent, je jouis d’un moment de sérénité. Un caribou solitaire profile ses bois au sommet d’un tertre ; derrière lui, les cimes s’étirent sur l’horizon. Je veux y voir l’augure d’un terrain moins hostile, car moins spongieux. Je devine où doit passer la ligne de partage des eaux entre l’océan Glacial Arctique et la mer de Béring. J’espère échapper enfin à la toundra pour basculer dans le monde giboyeux de la taïga. Du monde eskimo dans celui des Indiens athapascans.

Novembre 1990


La bise agite les épicéas et rabat sur moi la neige des rives du Yukon. C’est en boitant que j’arrive à Grayling, le genou tuméfié par ma semaine de marche à flanc de talus. Grayling est un village dont la cinquantaine d’habitations s’écarte du fleuve, gelé à présent, pour s’égrener dans la forêt. Claudiquant sur la rue centrale, je rencontre Debbie Deacon qui s’apprête à ouvrir Ten Little Indians, magasin n’offrant à ses habitués ni laitages ni légumes ni fruits. Athapascane aux longs cheveux de jais et aux yeux noisette, elle m’explique qu’elle a travaillé sur le rude chantier de l’oléoduc qui fait encore la richesse de l’État puis, de retour ici, s’est acharnée à bâtir seule son chalet de rondins. À l’écart sous les bouleaux bordant la rivière, je le découvre qui dresse sa haute silhouette de conte de fées. Debbie jette un saumon sec à ses chiens et plusieurs bûches dans le poêle, sur lequel elle met de la neige à fondre. « Thé à l’hibiscus ? », propose-t-elle. À l’intérieur, il n’y a pas d’objet qu’elle n’ait confectionné. Debbie a façonné son univers, et le façonne toujours davantage. À l’aide d’une masse, elle fend du bois ; et d’une pelle déneige la piste. Durant trois mois et demi à ses côtés, j’apprends ce qu’il en coûte de vivre au sein de la forêt boréale : j’isole le sol de son chalet et réorganise son magasin jusqu’à ce que, par 63° de latitude nord, les jours rallongent enfin.

Février 1995


Spice a vu la harde de bœufs musqués avant moi. Spice est ma chienne de tête, le plus frêle des neuf compagnons qui, depuis six semaines, s’échinent à tirer le traîneau sur lequel, debout, je me rapproche du détroit de Béring. Spice donc, et Bill le vétéran de la course Iditarod qui la courtise, nous détournent de notre itinéraire. Les ruminants détalent en soulevant la neige tombée ces derniers jours. Leurs corps presque chevelus ne forment qu’une boule d’où jaillissent par intermittence leurs sabots. Les six bêtes s’arrêtent puis se regroupent lentement pour former un cercle de défense : elles renâclent, de leurs naseaux baignés de buée. Reprenant son contrôle, je dirige l’attelage vers le corridor de la Don River. Je suis poussé par le désir d’atteindre enfin le cap du Prince-de-Galles, qui fait face à l’Asie, mais je redoute une météo de plus en plus dangereuse à proximité du détroit de Béring. En dépit de cette menace, je peine à pousser le traîneau à travers les versants enneigés des montagnes York. Les jours sont encore courts sur le cercle polaire, chaque heure perdue peut signifier autant de lutte dans le blizzard, si ce dernier venait à souffler. Dans les hameaux perdus de la péninsule Seward, le vent interdit d’occuper certaines maisons en hiver, tant les congères bloquent leurs accès ; il prélève sa manne d’infortunés et garde reclus, des jours durant, les fiers Iñupiat qui, chasseurs de mammifères marins, résident dans ces contrées. La nuit est tombée. Mon thermomètre indique – 37 °C quand, ayant nourri les chiens et tendu leur ligne de trait, j’ôte mes énormes bottes fourrées, et me glisse, tout habillé, dans le duvet déroulé à l’intérieur de mon sac de traîneau. Coincé entre ses montants mais les joues caressées par ma capuche ourlée de fourrure de loup et de glouton, je détaille un fragment du ciel par le trou de mon abri. Neuf boules de poils et moi-même nous recroquevillons, comme saisis par la froidure et l’immensité… Frêles souffles de vie, flammes ténues qu’à tout instant les éléments peuvent faire vaciller et éteindre.

Le voyage solitaire


Partir, partir loin, partir longtemps. Qui ne le désire pas ? Qui ne souhaiterait pas voyager, loin, longtemps. Comme vous sans doute je l’ai souhaité, mais j’ai désiré m’y adonner seul. Pourquoi ? Pourquoi ne puis-je concevoir un voyage qui ne s’inscrirait ni dans la durée ni dans une certaine forme de solitude ? Qu’apporte, en somme, le voyage solitaire au long cours ? Une manière de répondre à cette question est d’envisager d’abord de quoi il prive l’individu. Assurément de sécurité et de confort.
Les dangers qui, dans le Grand Nord, guettent le voyageur solitaire sont physiques. Premièrement, l’absence de sécurité. Sans moyen de liaison radio, quoique faisant part de mes intentions d’un village isolé au suivant, je pouvais redouter une immobilisation en cas de fracture ou, plus grave, un choc hypothermique en traversant les rivières à la nage. Le second danger concernait l’impasse faite, en raison du poids déjà important du sac à dos – jamais moins de trente kilos –, sur l’emport de certains matériels, trousse à pharmacie, voire revolver. Par ailleurs, sans réchaud – la tente étant trop exiguë pour l’y activer – ni chaussures de rechange, trop encombrantes dans le sac, mon confort était rudimentaire. Au sein d’une équipe, le poids des équipements complémentaires aurait pu être justement réparti.
Toutefois, les dangers ne sont pas tant physiques que psychologiques. Le plus grand est sans doute de se laisser emporter par l’action, griser par un moment, une ambiance, l’enthousiasme. Tout geste doit en effet être pensé, sous peine d’avoir des conséquences qui pourraient rapidement devenir fatales : traverser une rivière gelée à un endroit dangereux en prétextant sa fatigue ; sauter d’un rocher et risquer une foulure ; manquer d’attention au terrain ou aux fourrés et tomber nez à mufle avec un ours, noir, brun ou blanc. Un autre danger est de se laisser emporter par son idée du périple et de ne plus prêter attention aux conseils des autochtones même si, par souci de dégager leur responsabilité, ils ont tendance à multiplier les mises en garde. Quiconque veut entrer en kayak dans la baie Lituya sans utiliser l’étale de la marée ou rallier le village de Wales sans peser le risque du blizzard va au-devant du pire. Enfin, la règle d’or de tout périple solitaire est d’anticiper l’événement : se préparer psychologiquement à un gué difficile, se forcer à manger tant qu’on le peut encore, observer toute réaction imprévue des chiens qui préluderait à une bagarre, se couvrir davantage avant que le vent forcissant ne rende les gestes encore plus pénibles. Le froid, surtout quand il s’assortit de vent, inhibe les réflexes de survie : en avoir conscience et rester humble face à la nature sont essentiels. Il n’est pas question là de philosophie, mais tout simplement de survie.
J’en viens ainsi à ce qui constitue l’attrait majeur d’un tel voyage : l’intensité avec laquelle, en butte au terrain ou aux éléments, l’individu vit et donc se remémore le périple qu’il a accompli. Un autre attrait réside dans la qualité de l’accueil reçu et la forme d’immersion dans le monde autochtone qu’expérimente le voyageur sans repères autres que les siens ni la possibilité d’échanger avec un compagnon de route. Il n’est pas de meilleur apprentissage des richesses et des dangers de la toundra et de la taïga que cet isolement volontaire.
N’ayant que mes propres références culturelles, je n’offre pas de résistance au nouveau milieu qui m’imprègne. Quelle que soit sa taille, un groupe rétablit des formes d’autosuffisance mais, en des terres étrangères, un être seul va spontanément vers autrui, sans lequel nul recours, nul échange, nulle compréhension n’est possible. Il est porté vers l’autochtone qui nourrit, loge, éclaire, raconte, soutient. On en devient différent. Cette réceptivité extrême au milieu humain, qui fait que l’on acquière ses habitudes et des notions de sa langue en l’espace de quelques semaines seulement, se transforme dans un milieu désert comme celui-ci en réceptivité à la faune, à la flore, au terrain et à ses dangers ! La découverte est moins poussée qu’en compagnie d’un maître mais est beaucoup plus intense, dans la mesure où les exigences du raid et les réflexes de survie s’imposent. On ne remet pas sa destinée entre les mains d’un guide qui rassure et trace la voie.
Là est ce qui me séduit dans l’abord en solitaire de régions et de pays différents. Je ne marche pas devant quelqu’un, auquel cas je me sentirais pressé ; ni derrière, auquel cas je me sentirais freiné. À mon rythme, je fraie ma voie. En réalité, je marche au-devant. Au-devant de nouvelles émotions, de nouvelles rencontres. Par ma seule volonté, je renouvelle à chaque instant la découverte et son plaisir. Mon apprentissage est autodidacte, le succès et l’échec ne reposent que sur moi. Dans mon traîneau ce soir, je sais combien le succès ou l’échec sont – plus que jamais – de mon seul ressort, que le vent qui forcit n’est pas décisif, que la distance et les embûches ne sont pas décisives, que la faim elle-même n’est pas décisive. Tout est en moi, et devant moi sur cette ligne que je trace depuis Seattle.
Et la solitude dans tout cela ? Une belle sentence : « La solitude est l’absence de l’autre au lieu même de sa présence attendue », résume ce que je ressens. Entre les villages, je sais qu’aucune présence n’est assurée, hormis celle des ours, des loups, des orignaux ou des caribous : nul être sur lequel je pourrais compter. Aussi la question de la solitude ne se pose-t-elle pas, autrement qu’en raison des pressions physique et psychologique que je subis. C’est parce que je ne suis jamais totalement sûr d’atteindre le village suivant que la solitude pourrait me peser. Elle n’est pas liée à une absence de contact, mais plutôt à une incertitude à mon endroit – voire à ma défaillance en cas d’accident. Toutefois, tant qu’il croit à son succès, le « naufragé volontaire » n’est pas un vrai naufragé. Je suis seul, à mi-parcours entre deux hameaux qui peuvent être distants de plusieurs centaines de kilomètres, mais chaque pas diminue cet isolement que je me suis fixé. Perdu, mais pas égaré Je pense que la vraie solitude est celle des villes ou celle du voyageur qui ne connaît pas la distance le séparant d’autrui. Un sextant, une boussole, des cartes, et l’espoir subsiste, ou renaît.

Le rythme nomade


Demain, je mangerai du phoque, ou du lard de baleine qui sait ? Demain, le blizzard soufflera et, dans la cabane que j’aurais atteinte, la contrée m’apparaîtra encore plus hostile. Je ne comprendrai pas comment, la veille, j’osais la défier avec mes chiens pour unique compagnie. C’est aussi cela mon périple : ni réfrigérateur, ni lit, ni voyage de reconnaissance ; et, d’une manière plus générale, je pense que c’est là où réside sa vertu. Ignorer ce que l’on mangera, où l’on dormira et qui on rencontrera mais, constatant jour après jour sa bonne fortune, ne plus se soucier du gîte et du couvert, ne plus craindre autrui, se moquer de la météo ou de la saison. Échapper aux contingences qui, à Paris ou dans les villes, altèrent notre comportement : pluie et parapluie, bruit et énervement, délinquance et méfiance. Ici, jour après jour, je (re)vis. Sur le détroit de Béring, sans conteste la région la plus dangereuse de celles que j’ai arpentées, j’ai retrouvé l’ample rythme nomade et, quand les grues reviendront, je goûterai l’été et, quand les bernaches partiront, j’accepterai l’hiver puis, lorsque je serai seul, je repenserai à tous les visages croisés. Dans les intérieurs eskimos surchauffés, j’attendrai que le vent tombe. Et, sitôt que le vent tombera, je partirai. Entre cette indifférence aux conditions précaires de ma vie ici et cette réceptivité à celles du terrain et du milieu, oscille mon désir nomade, celui qui, je l’espère, me portera longtemps encore au nord de l’hémisphère Nord. Vers ces espaces de neige et de pureté que borde l’océan Glacial arctique. Là où, face à la primauté des éléments, le chasseur retrouve la crainte mais aussi la force de ses aïeux.

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