S’éprouver dans le cheval-paysage

Laurence Bougault revendique dans le voyage à cheval une certaine manière d’être aux autres et au monde, le moyen de développer un regard différent sur les choses et les êtres.


Voyager à cheval est non seulement une éthique du voyage mais une esthétique du corps. Pas seulement une histoire de voyage, mais aussi une complicité spirituelle et physique avec ce grand corps de quelque 600 kilos, cette masse de muscles et de nerfs, bouillonnante et mystérieuse, qu’est le cheval. Une inscription à nulle autre pareille du corps dans le paysage : la terre elle-même qui se fait mouvance, à travers le corps de l’animal. Après les jeux équestres, les galops en forêt qui font scintiller autre la lumière dans les feuilles, après le goût du vent mêlé de l’odeur des crinières, choisir la marche lente, la longue proximité avec le creux de la selle et le dos de l’animal. Choisir le pas et l’horizon plutôt que le cercle des Hautes Écoles. Ajouter à l’art de faire cœur avec le dos pensant du cheval, la joie de parcourir. Saisir les modulations du paysage qu’il est loisible de scruter. Vous vous dites : le temps non plus n’est pas compté lorsque j’éprouve mon poids dans la marche. Mais le temps m’est compté, à moi, cavalière, décompté lentement par les quatre temps du pas ferré, un pied après l’autre : clic clac, clic clac. Le temps m’est mesuré et l’espace m’est offert, donné par le mouvement oscillant, la danse orientale que me communique le corps du cheval. Perturbation légère de la proprioception. Lorsque nous marchons, la géométrie de l’espace s’en trouve modifiée. Je n’éveille pas seulement la vue et l’ouïe mais aussi l’oreille interne mise en alerte par ces lignes d’horizon qui tanguent et se croisent. Marcher en dansant. Percevoir le monde autour à la mesure de cette danse haut perchée. Être pourtant plus terre à terre qu’aucun. À cause de cette responsabilité paternelle qui me lie aux bêtes – monture et cheval de bât. Être chaque matin et chaque soir ce paysan inquiet de la qualité du fourrage, de la quantité de grain. Prendre de l’orge pour de l’or et couper l’herbe à la faucille. Refaire les gestes ancestraux du soigneur : panser, harnacher, soigner et veiller sur. Ce souci, hormis les cavaliers, seuls ceux qui voyagent avec des bêtes en connaissent le prix. C’est un rêve dont la matérialité, je veux dire le poids de matière qu’il contient, vous sublime et vous grandit. C’est peut-être dans ce quotidien plein d’odeurs fortes, de sueurs et parfois de sang et de violence que le voyageur à cheval devient inévitablement Chevalier errant. En adopte les pratiques, le désir de Graal, l’éthique courtoise (le corps brutal et le cœur raffiné). On le dirait insolent à force d’humilité. Son habit est tout gris de poussière. Souvent, vous le surprendrez à fredonner un vieux blues de l’Ouest. Il chevauche. De point d’eau en point d’eau. Car il n’est pas un paysan sédentaire, un agriculteur qui sème à l’automne. Il pousse, nomade, un invisible troupeau vers de gras pâturages. Et si la terre se refuse à lui, il doit continuer sa fuite en quête de l’herbe de bison au fond des vallées fertiles. Lorsqu’il contemple le paysage, il doit aussi mesurer des ressources. Le cavalier au long cours est enraciné dans le Réel comme un chasseur qui n’a que ses proies, ou un pêcheur ses prises, pour subsister. Il vit souvent à l’écart comme son ami le forgeron, s’apprête peu dans les grands-villes, partage la vie des fermes et des bergers. Il bivouaque là où il y a des bêtes, pas forcément là où se regroupent les hommes. Son lien aux autres passe nécessairement par l’animal qui est à la fois la priorité et le premier sujet de conversation. C’est comme une maison qu’il déplace avec lui, toute une culture qui n’a pas de lieu : un aiglier kazakh ressemble plus à un gaucho de Patagonie qu’un Chinois à un Vietnamien. Ils disent : « Hommes de cheval ». Ils en jugent à l’assiette, à la rectitude des allures, à l’état général de la monture, à l’ingéniosité et l’efficacité du harnachement. Ils n’ont pas besoin d’en parler. Ils rivalisent d’art et d’amour. Ils savent que le cheval et l’homme qui parcourent ensemble de grandes étendues échangent une part de leur âme et s’en remettent l’un à l’autre comme le font deux vrais amis, deux vrais amants. Ils sont l’un pour l’autre le foyer et le lieu : « Là où tu es, je peux vivre heureux, je sais où je suis et je sais qui je suis », se disent le cavalier et le cheval dans un regard complice. Tu es mon cavalier. Tu es mon cheval. Nous sommes possessifs et jaloux : mon cheval, je t’ai vu charger lorsqu’on m’approchait, et je me suis méfiée des caresses étrangères ! D’ailleurs, en concours, on dit de cet étrange appareillage, un couple. Et les cultures anciennes savent que le cheval est un mythe bien avant d’être un compagnon de travail et de route. Demandez aux Arabes si le pur-sang ne vit pas dans la tente de son maître. Demandez aux chamanes si l’esprit-cheval n’est pas fils des dieux. Dans un monde où les droits et les devoirs de l’homme sont si mal compris, ramenés à de pures fonctionnalités, le cheval n’est pas ce qui me permet d’avancer plus vite, mais ce qui me fait prendre conscience de qui je suis sur la Terre et de l’infini respect dont nous aurions besoin pour être tout simplement dignes de la vie et de notre présence au monde. Avec lui, je fais mes adieux à l’inessentiel et j’entre dans les landes et gâtines où le miracle côtoie l’indispensable. Un pas après l’autre, entre la danse et l’art de survivre, entre le soin et l’insouciance des intempéries, entre l’amour du beau et l’amour de la force. Et plus je suis loin, plus je suis seule face au « Grand Réel incréé » dont parle René Char – celui qui déborde du livre et celui que le regard doit pourchasser sur les chemins qui ont du cœur.

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