L’irrésistible attrait de l’Arctique
De nombreuses expéditions en kayak dans le Grand Nord ont permis à Emmanuel Hussenet de nouer avec chaque lieu une complicité profonde. À la suite de ces périples en solitaire, il devient accompagnateur de voyages et fait ainsi partager sa passion à ceux qu’il guide, comme à travers ses écrits et son travail photographique.
Limite du monde, océan glacé, stérile, ou barrière mythique au-delà de laquelle, au confluent des longitudes, s’étend le continent de tous les miracles, l’Arctique a d’abord nourri les illusions. Puis les appétits. La route de Cathay devint l’obsession des compagnies marchandes et des navigateurs assoiffés d’ajouter leur nom à ceux des grands découvreurs. Anglais, Américains, Danois, Russes, Hollandais, Français, tous étaient animés par la hâte d’ouvrir la voie – passage du Nord-Ouest, passage du Nord-Est – qui, par le Septentrion, permettrait un accès plus direct aux richesses orientales. Nombre de navires, emprisonnés puis broyés par la banquise, précipitèrent leurs équipages dans ces « effrois de la glace et des ténèbres » dont bien peu réchappèrent. L’Arctique, tant qu’elle n’avait pas révélé le paradis protégé derrière ses étendues de glace, demeurait le symbole de l’épreuve, de la terreur et de la mort.
C’est alors que le domaine polaire apparut aux hommes sous un trait plus charitable. Inutile de chercher, comme ces explorateurs visionnaires, un passage trop improbable : le Nord recèle des trésors à portée de voile et de harpon. Les baleines y nagent « comme carpes en un vivier », racontera Henri Hudson de retour du Spitzberg. Ce fut le temps des grandes campagnes baleinières et du commerce des fourrures. La manne était inespérée, mais pas inépuisable : l’Arctique perdit en moins de deux siècles le grand pingouin, des populations entières de baleines, tandis que le morse, le béluga et l’ours blanc échappèrent de justesse à l’extinction.
Découragés par des prises devenues trop rares, les chasseurs cédèrent ensuite leur place aux prospecteurs. Pour l’homme du XIXe siècle, l’avenir – le XXe siècle – serait dans le Nord ou ne serait pas : ainsi les terres arctiques devaient-elles fournir une profusion de matières premières pour le bien de l’humanité. En quelques décennies, le froid, la nuit polaire et l’isolement changèrent les rêves des plus audacieux industriels en vains fantasmes. Seuls ceux que soutenaient des politiques gouvernementales déterminées évitèrent la faillite.
Pendant ce temps, les explorateurs ne démordaient pas, même si leurs ambitions ne devaient plus se contenter que d’un symbole : le pôle Nord. Quand la recherche de la gloire ne suffisait pas pour équiper une expédition, on avait recours à la science : pour elle, l’État débloquait encore des fonds. Des individus, cependant, entreprirent de s’engager seuls. Avec peu de moyens, ils partaient traverser à pied le Groenland, ou passaient l’hiver boréal en compagnie des Inuit dont ils décrivaient les mœurs.
Parce qu’il est à l’écart des voies commerciales, immense, en majeure partie dépeuplé, hostile, difficile d’accès, l’Arctique n’a jamais pu accueillir l’humanité dans sa réalité : il en a donc réfléchi les rêves. Miroir des ambitions propres à chaque époque, il fut un terrain de gloire quand l’heure était à la conquête, une source de richesses quand l’âge était au commerce, une mine d’informations quand le temps était à la recherche. Aujourd’hui, alors que le monde change en permanence, le reflet que nous renvoie l’Arctique de nous-mêmes s’est radicalement modifié. Il n’y a plus d’explorateurs ni de chasseurs de baleines, et les derniers scientifiques s’y ennuient.
Longyearbyen. 78° 13’ de latitude nord. La superficie des terres soumises au climat arctique (là où la température moyenne du mois le plus chaud est inférieure à 10 °C) se compte en millions de kilomètres carrés ; la population en dizaines de milliers d’habitants, à peine. Longyearbyen est la capitale du Svalbard, archipel perdu entre le pôle Nord et la Norvège dont l’île principale est le Spitzberg. L’une de ses particularités est de ne jamais avoir abrité de peuple autochtone, ni inuit, ni lapon. Trop froid, trop retiré. Le Spitzberg, c’est un peu l’enfant perdu de l’Europe, l’étoile Polaire de l’Occident. L’Arctique dans l’excellence de sa rigueur pour les uns, de sa splendeur pour les autres.
De là -haut, on pourrait dépeindre la société, tout voir de ce qui la fait fonctionner et des maux qui l’affectent, sans jamais s’y rendre, simplement en observant ceux qui y viennent. Fini l’Arctique des nuits épouvantables, des terreurs indicibles et des cadavres figés dans la glace. Même les laideurs mornes des paysages tombent, laissant place à d’inattendus attraits. « Qu’est-ce que c’est beau ! Et ce glacier, là -bas, regarde comme il est grand ! Cet oiseau avec une queue en fourche, comment s’appelle-t-il ? » Voilà les paroles du voyageur des temps actuels. Elles n’entreront pas dans la postérité. Elles n’alimenteront pas un récit d’aventure, ni même un article de presse. Aucune ardeur, aucune souffrance, aucun accent pathétique dans cette voix. Un simple désir de découvrir et de s’émerveiller.
Jadis synonyme de nuit permanente et de catastrophes dramatiques, l’Arctique se défait de son masque effrayant et nous offre un nouveau visage, un visage noble et pur, apaisant, dont la perfection émeut un instant le voyageur avant qu’il ne reparte chez lui, avec son souvenir à nul autre pareil dans le cœur.
Si le Septentrion était de la réalité le miroir, nous pourrions en conclure que les siècles qui nous ont précédés étouffaient d’orgueil, d’appétits et de violence, alors que le nôtre, esthète et délicat, est dévolu à la compréhension admirative des merveilles du monde et des êtres qui le peuplent. Or, le Septentrion n’est pas le miroir de la réalité, mais celui du rêve. Ce qu’on y rencontre ne correspond pas à ce qu’on est, mais à ce qu’on redoute ou à ce qu’on recherche. Si ce qui est beau aujourd’hui semblait laid hier, comme hier la vie devait être belle ! Comme les campagnes devaient être douces, les villes riantes d’humanité ! L’art était partout, dans les vêtements, dans les rues, dans les églises, les livres et les champs, et même sur le fût des canons. Qu’y avait-il au Spitzberg pour un homme du XVIIe siècle ? Rien. De quoi, peut-être, faire un peu d’argent. Belle était cette montagne ? Moins que les voiles qui avaient porté nos marins ! Le génie humain avait maîtrisé la nature pour la transcender dans son art et la restituer sous une forme plus accessible : la banquise n’est qu’un champ de néant, un ours une bête fauve dont l’unique qualité est la fourrure épaisse et robuste. Et puis, pourquoi quitter une société où l’on a sa place ? Pourquoi rêver de terres où rien ne pousse, sans femmes ni sirènes, simplement quelque gibier dont il faudra tirer le meilleur prix… Non, ils n’avaient pas peur du froid, ces marins, ils redoutaient seulement de sombrer dans l’« anti-monde ».
Aujourd’hui, si l’homme aime autant les anti-mondes, océans, déserts, pôles et hautes montagnes, s’il en vient à prendre soin de ce qui vit loin des territoires qu’il exploite, c’est peut-être qu’il n’est plus tout à fait satisfait de son œuvre. Les assemblages urbains qui bouchent son horizon, dans l’aube pluvieuse d’un hiver, apparaissent à son cœur infiniment plus tristes que les montagnes funestes du Spitzberg. Là -haut, même s’il n’y a toujours pas de couleur, il y a au moins la majesté. Cette dimension qui nous permet de rester petit face à ce qui nous écrase, sans ressentir d’aigreur ou de malaise. Ce pays où l’on peut être modeste sans courber l’échine, où il est permis d’exister même les poches vides.
L’Arctique accueille des rêves
Le voyageur qui descend de l’avion arrive avec quelques bagages, mais fort peu. Il prend l’indispensable pour une semaine, acceptant d’oublier ce qui lui est nécessaire le reste du temps : son appartement, ses livres, ses amis, son travail… ses servitudes, ses soucis, ses préjugés. Il accepte d’être remis en question car il débarque dans un univers dont il ignore presque tout, et comme il souhaite profiter au mieux de ses brèves vacances, il consent à s’adapter. Bien sûr, il subira de petites contraintes : inconfort, humidité de l’air, manque de nourriture fraîche, efforts physiques inhabituels… Mais que d’enrichissements en échange ! Une fois encore, l’Arctique accueille des rêves. Le touriste attend de son voyage davantage que d’agréables moments. S’il accepte les conditions climatiques difficiles, s’il renonce à la chaleur, c’est qu’il a soif d’une révélation. Car il a imaginé l’Arctique immense et blanc, capable de l’ébahir et de l’initier aux secrets d’un autre univers. Voici son rêve : l’espace ! Voilà ce qui lui manque : la liberté ! Quitte à perdre un peu ses habitudes et ses références, rencontrer là -haut un environnement aussi beau qu’on aimerait qu’il soit partout ailleurs. Orphelin de sensations dont le monde moderne lui a fait perdre le souvenir, il veut retrouver ses racines. Pour un moment, il exécrera les horizons dénaturés, les tapages et les allégeances aux devoirs publics ; allant jusqu’à se dégoûter de sa propre vie.
Souvent, je n’ai pu que constater, impuissant, les effets d’une découverte trop heureuse de l’Arctique, en particulier du Spitzberg. Dix jours suffirent à ce couple, qui avait réalisé deux fois le tour du monde, pour me confier qu’ils venaient de vivre là le plus marquant de leurs voyages. Un jeune homme m’écrit, longtemps après son passage, qu’il y songe encore, et que son regard sur la vie n’est plus le même. Et cette femme me racontant l’euphorie qui l’envahissait au moment de regagner la France, cet optimisme dynamique qui lui fit survoler les difficultés de la vie courante, mais ne dura que quelques jours avant que la mélancolie ne s’empare de son âme, au point qu’elle dut reprendre des congés. Voilà donc de quels ravages l’Arctique est capable. Il renverse l’ordre connu et rassurant des choses. Imposant ses propres repères, il propose de s’accomplir, il rééquilibre et donne la véritable dimension de soi. Grâce à lui, nous pouvons découvrir de quelle argile nous serions faits si le monde n’était pas là pour nous cacher à nous-mêmes. S’évader est devenu un mot d’ordre, presque un idéal, et pour beaucoup une finalité à l’existence sociale. L’Arctique est l’un de ces suprêmes lieux de fuite où se rejoignent ceux qui expriment le plus vif désir de goûter à d’autres valeurs. Or, s’il reflète les rêves de liberté, d’espace, de paix et de beauté et donne ainsi la mesure des manques profonds dont souffre l’individu d’aujourd’hui, l’Arctique, tel un miroir grossissant, ne manque pas de faire ressortir les peurs et les faiblesses.
Aux temps des explorateurs et des chasseurs de baleines, de faiblesses il n’y avait point. Mais que de peurs ! Angoisse de l’hivernage, crainte du scorbut, de la faim, des mutineries… La mort menaçait quiconque s’engageait vers les océans polaires ; nombreuses sont les tombes dispersées le long de rivages austères, plus nombreux encore ceux dont on ne retrouva jamais les corps. Il n’y avait pas de peur plus justifiée que celle des marins qui voyaient les glaces saisir leur navire dans un étau ; et pourtant, connaissant la fin horrible qu’ils risquaient de subir, ils sont partis. Le désir de conquête, de renommée et de belle chasse était plus fort que la peur.
Les voyageurs contemporains, eux, ont peur de tout. Alors il faut les rassurer. Leur dire que « ça ne sera pas trop difficile », qu’on ne manquera pas de confiture ni d’eau chaude, que la balise de détresse permet l’intervention d’un hélicoptère dans les deux heures et que, de toute façon, dans une semaine tout sera fini. Ils tiennent à rappeler qu’ils ne sont pas des aventuriers, et ne seraient jamais partis s’ils avaient eu le sentiment de prendre des risques. Mais en fait, ils ne sont pas aussi faibles qu’ils voudraient le faire croire. Ils n’ont pas assimilé le danger comme faisant partie de leur vie ; aussi le refusent-ils. Cependant, lorsque la menace apparaît malgré toutes les précautions, ils semblent oublier qu’elle n’était pas au programme et l’affrontent avec courage. Ils se détachent de leur bonne éducation, et les mots « assurance », « sécurité », « retraite », ces mots qu’on inocule aux enfants pour tuer leurs rêves et les rendre serviles, se disloquent devant l’éloquence de la réalité. Là -haut, la réalité s’appelle le froid, le vent, l’ours, l’isolement, la mer qui gronde contre les brisants. De quoi faire frémir un cœur épris de voyage, mais pas le dissuader.
Texte extrait du livre : Maelström, Seul aux confins du Spitzberg
En savoir davantage sur : Emmanuel Hussenet