Plaidoyer pour le plus ancien compagnon de l’homme
Laurence Bougault revient sur le très ancien partenariat que le cheval a établi avec les sociétés humaines.
Au moment où l’État, extrêmement pressé de conduire toutes sortes de réformes, s’apprête à faire quelques économies de plus sur le dos de la filière cheval, il est peut-être utile de réenvisager le rôle du cheval dans la société du XXIe siècle. Considérer le cheval comme un animal, même de compagnie, est tout simplement méconnaître sa place unique dans les sociétés humaines depuis l’aube de l’humanité. Insister sur le rôle « guerrier » du cheval depuis sa domestication, c’est encore le réduire à une fonction qu’il déborde de toute part. Et lui redonner une place sociale qui en ferait un outil « civilisateur » est là encore très loin du compte.
Le cheval est un objet culturel complexe, peut-être même le seul objet qui puisse relier des champs sociaux autrement sans aucun contact entre eux : classes dominantes et classes pauvres sur les hippodromes, monde rural et populations urbaines dans tous les secteurs de l’activité équestre, passé et présent en tant que garant de certaines valeurs archaïques, sport et art.
Ce n’est pas un hasard si les parties du corps du cheval ne portent pas les dénominations de la biologie animale mais celles de l’anatomie humaine : un cheval n’a pas des pattes, il a des jambes ; il n’a pas une gueule mais une bouche, etc. Depuis sa domestication, le cheval a toujours été un compagnon de tous les instants et pas seulement un compagnon de guerre : seul véhicule rapide pendant des millénaires, seul engin agricole, le cheval est plus qu’un outil, il est un partenaire. Et comme tel, il occupe une place dans nos cultures qu’aucun autre animal ne saurait lui ravir. Plus encore que le chien, il vit dans la maison de l’homme et hante ses mythes les plus anciens : il est Pégase, celui qui offre la liberté absolue, il est aussi celui qui réveille la source de toute Poésie, il se fond dès l’origine avec l’homme dans le Centaure. Il est un lien unique entre corps et esprit, culture et nature. Un autre nous-mêmes.
Au moment où le coaching personnel lui retrouve encore une nouvelle fonction, toute psychothérapeutique cette fois, il est bon de rappeler que le cheval n’est pas un animal, il est notre miroir, nos jambes ou notre âme. Croyez-vous que ce soit un hasard si le 3 janvier 1889 à Turin, Nietzsche devint fou en croisant une voiture dont le cocher fouettait violemment son animal de trait. La philosophe s’approcha du cheval, enlaça son encolure, éclata en sanglots et entra dans le monde du silence… La souffrance du cheval est la nôtre depuis la nuit des temps.
À la croisée de tous nos univers, le cheval devrait être pensé comme notre dernière possibilité d’harmonie avec le monde qui nous entoure. Ce n’est pas un hasard s’il fait l’objet d’autant d’œuvres d’art, d’autant de publications, ce n’est pas un hasard si, en tant que sport, il a autant d’adeptes, ce n’est pas un hasard si les adolescentes lui portent souvent un culte. Il est le corps vivant de notre culture. On annonçait son inutilité à la fin du XIXe et le voilà toujours dans de nouveaux rôles sociaux au XXIe siècle. Thérapeute pour les enfants handicapés, thérapeute pour les adultes névrosés, inspiration pour les artistes, partenaires pour les sportifs, objet de prestige pour certaines classes de la société, gardien des traditions pour d’autres, mode d’évasion, il semble pallier tous nos manques : manque d’espace, manque de liberté, manque de confiance en soi, manque de douceur, manque de force…
Cette complexité du rôle socioculturel du cheval devrait en faire le cœur d’une réflexion sur la possibilité de vivre en harmonie plutôt qu’en opposition. Mais il faut diviser pour régner, non rassembler, et c’est peut-être pourquoi aujourd’hui nos élus comme nos médias, qui sont souvent si peu nôtres, traitent toujours le cheval comme un marginal inclassable et donc incasable : absent des journaux sportifs, absent des journaux culturels, il se réfugie dans une presse dite spécialisée qui ne rend absolument pas compte de ce qu’il est. Les déboires des institutions qui ont charge de le faire valoir sont aussi bien le symptôme qu’il faut repenser entièrement sa place : ni haras, ni école d’équitation, ni musée vivant du cheval, ni fédération sportive, ne sauraient rendre compte de notre lien de corps-esprit avec le cheval. Et tant qu’il vivra à nos côtés, nous aurons une chance de toucher du doigt l’Un du monde, en faisant fi de toutes les fractures sociales, de tous les systèmes d’opposition qui font le jeu des pouvoirs mais pas celui de la seule chose qui nous requiert : l’Être, dans toute sa dimension, corps et âme.
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