Un grand tour à vélo





7. Couteau de poche ou couteau de chope


L’étape algérienne ne se passe définitivement pas comme escompté : petits dialogues croisés de l’objet qui a failli nous faire chuter il y a quelques jours. Récit d’une agression qui, à défaut de nous coûter la vie, aurait pu nous coûter notre appareil photo.

Couteau de poche : « À l’abri dans la sacoche de guidon, je guette le réveil de mes deux cyclistes préférés, Matthieu et François, afin de m’atteler à mes tâches de prédilection : la bricole en tous genres et le tartinage des casse-croûte… Ce matin, à Oran, et ce soir, je ne sais où, les occasions de servir ne manqueront pas. »
Couteau de chope : « Je ne sais pas trop pourquoi, mais j’ai la vague impression qu’aujourd’hui, je vais être utilisé… pour l’heure, je suis peinard, plié et rangé dans le tiroir miteux d’une table basse informe, comme le quartier qui l’abrite, dans les faubourgs de Mostaganem. »
Couteau de Poche : « Vent dans le dos et pente douce nous éloignent rapidement d’Oran. Après 70 km, c’est l’heure de la première pause. J'entre en scène. Déjà bon nombre de saucissons et chorizos espagnols finement tranchés à mon actif, aujourd’hui, c’est camembert au lait cru de Normandie : c’est un peu de France que j’étale sur la baguette, dans un doux retour aux racines pour mes heureux vagabonds. »
Couteau de chope : « Ça y est, je sors ! Hop ! Dans la poche du jogging noir et rose de mon propriétaire, je dodeline dans l’abri exigu en toile et me retrouve déplié et prêt à l’emploi, face à la jetée, à deux pas de l’entreprise portuaire. Rapidement, je fonce vers une sacoche et m’emploie à trancher les liens qui l’entravent… mais suis dérangé dans mon affaire par un brun, sans doute propriétaire du vélo qui porte le sac que je convoite. Ma lame s’approche de son ventre, je fends l’air à deux reprises, mais la veste beige s’écarte et je peux retourner à ce pourquoi je suis fait : couper des liens. Je suis à présent dans la main de mon propriétaire qui galope comme un beau diable, tenant la sacoche entre ses bras. Je peux presque le toucher, ce sac de marin noir et gris qui m’étouffe tout à fait. Plus haut, celui qui me serre dans sa paume, halète lui aussi. Je sens son souffle court et son cœur qui s’accélère. Nous grimpons un talus et je manque de tomber avec le morceau de roche que mon propriétaire destine à un garçon blond, en contrebas, sans doute l’acolyte du brun. Trois fois, l’opération se reproduit et j’ai la nausée d’être bringuebalé de la sorte. Et puis, plus rien. Plié et rangé dans la poche, je sens que le type en survêt’ noir qui m’utilise a repris un pas normal. J’aperçois, au bas du terrain vague où je suis, le brun et le blond qui échangent des regards angoissés. Tout est calme maintenant, la porte de l’appartement grince comme à son habitude et je suis, de nouveau, enfermé dans mon tiroir où je goûte un repos bien mérité. Oui, aujourd’hui encore, j’ai bien travaillé. »
Couteau de poche : « Il y a de l’agitation autour de moi. J’entends Matthieu qui hurle après François. J’entends aussi les pas lourds de celui-ci qui revient en courant. Les vélos s’ébranlent, nous roulons sur une centaine de mètres puis nous arrêtons. Il y a du monde autour de moi. La sacoche s’ouvre et je vois des policiers, beaucoup de policiers. François, les mâchoires crispées, vient-il me chercher ? Sa main tremblante se glisse dans la sacoche, me frôle et me repousse, comme par dégoût, pour finalement récupérer les deux passeports qui voyagent avec moi depuis le début. Je ne les reverrai plus de la soirée. Nous changeons trois fois d’endroit. Il y a toujours beaucoup de policiers autour de moi et j’entends sans cesse les mêmes questions adressées à mes propriétaires. Ont-ils fait quelque chose de mal ? Mais pourquoi diable ont-ils ce regard vide et atterré ? Un policier, plus calme que les autres, semble détendre l’atmosphère. Il parle de Chambéry, de la place des Éléphants, de la Maurienne… Je connais tout ça, c’est là que je suis né. Les discussions durent jusque tard dans la nuit, tout le monde se retire, la lumière violente du néon au-dessus de moi s’est éteinte. Je passerai la nuit la plus blanche de ma vie, serré entre la lacrymogène, le bonnet et les gants, au commissariat central de Mostaganem ; le lendemain, on viendra finalement me chercher. Mes cyclistes semblent fatigués et tristes, savent-ils que le sac contenant l’appareil photo a finalement été retrouvé ? Je n’ai qu’une hâte, que leurs pognes sales me polissent à nouveau, au coin d’un bois ou sur l’asphalte d’une route. Mes maîtres viennent de faire l’amère expérience du couteau mal employé : je saurai bien leur rappeler que mon métier, le seul que j’aime au fond, c’est d’aider à mieux vivre. »


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