Un séjour en Guinée



Michel Tendil a séjourné à Conakry, en Guinée, où il a travaillé pour le Programme alimentaire mondial des Nations unies.


1. Le spectre de Conakry


Voici l’Afrique, la vraie. L’Afrique noire, bruyante, poussiéreuse, agitée et somnolente. Je suis entré à Conakry comme on plonge dans un marigot, prié de laisser chez moi sensiblerie et poses navrées. Car la pauvreté est partout. Elle s’inscrit dans les mœurs, s’incruste dans les murs. Alors il faut vivre avec. La capitale guinéenne étale à perte de vue un amas de baraques lépreuses et de tôles ondulées. C’est un univers bâti sur une presqu’île, coincé par l’océan, un port du bout du monde, de fin du monde. « Tous les jours, deux millions de fourmis magnans prennent le chemin du centre », ironisait un chroniqueur à la radio. Une enfilade de taxis jaunes, vieilles Renault 12 et Toyota déglinguées où l’on s’entasse parfois jusqu’à neuf. À chaque nid-de-poule, c’est l’effusion fraternelle dans la sueur et l’allégresse. Et le soir, même combat en sens inverse. Quant au bruit, on dirait une fanfare de klaxons, de freins exténués, une clameur incessante où percent les cris des enfants, le tout sur fond de tam-tams et de transistors saturés. Et pendant ce temps, patiemment, le soleil entreprend de vous forer le sommet du crâne.
J’avance à tâtons au milieu de la Madina, le plus grand marché de la ville, qui vient boucher l’artère principale dans des nuages de graisses. C’est une Babel. Le terminus de migrations séculaires. On y parle soussou, malinké, peul, toma, guerzé et français.
« Et toi le Blanc, où vas-tu ?
— Nulle part.
— Hé, Foté (c’est ainsi qu’on désigne les Blancs), qu’est-ce que tu cherches ? On peut discuter tous les prix, comme ça. Dis-moi ce que tu veux.
— Rien.
— Ah, toi tu es peul, tu aimes l’argent trop, ou bien ! »
Les étals crouleraient s’ils n’étaient déjà par terre, à même la poussière et les ordures. On y entremêle des cotonnades et des bibelots made in China, des montagnes de chaussures, des enfants endormis, des bananes frites à vous soulever le cœur. Dans ce royaume de la contrefaçon, les « Panasaonic », « Abidas » et « Niky » sonnent comme une bonne farce au nez de la mondialisation. C’est une cour des miracles, avec son lot d’estropiés, de culs-de-jatte, qui vont par petits groupes, agitant leur gobelet : « Patron, patron ! » Eux n’ont rien, ou qu’une demi-douzaine de mouches autour de la tête. Les voilà, ces êtres surnaturels qui habitent l’Afrique : des spectres dépenaillés, les « Caprices » de Goya venus hanter les tropiques. Une boule de chiffon roule soudain sous mes yeux, traverse la rue, manquant dix fois de passer sous les roues des carrioles surchargées. C’est un enfant, presque indescriptible, haut de cinquante centimètres, comme couvert de lépromes. Il me tend de grands yeux, l’air horrifié, et se remet à rouler.

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