Michel Tendil a séjourné à Conakry, en Guinée, où il a travaillé pour le Programme alimentaire mondial des Nations unies.
6. La guerre des grigris
On l’appelle le « Bec du perroquet » : une zone enclavée entre la Sierra Leone et le Liberia, encore meurtrie par les conflits qui s’y déroulèrent il y a quatre ans. C’est là que, le 1er septembre 2000, des rebelles venus des deux pays voisins, ivres jusqu’au bout des yeux et coiffés de perruques, ont tenté de déstabiliser la Guinée. En ces journées anniversaires, la radio guinéenne s’est enflammée d’orgueil pour chanter les succès de son armée qui mit « les hordes de mercenaires en déroute ». J’ai parcouru cette région il y a quelques mois. Un moyen de prendre l’histoire à contre-pied. Le pick-up climatisé m’emmenait de N’Zérékoré à Kissidougou sur une piste cahoteuse. La forêt était tout emplie d’étrangeté. Sous la sombre couverture des arbres, nous distinguions de loin en loin des silhouettes, fusil à l’épaule et machette au poing. Des Guerzés, peuple de la forêt. La radio distillait du reggae et Abdoulaye, le chauffeur, m’entretenait de rumeurs de magie vaudoue. De ces récits qui vous pénètrent et finissent par semer le doute et troubler le jugement. Au passage d’un pont, à l’entrée du village de Boué, il me dit qu’un jour on vit un chien aux yeux rouges dans la rivière. On lui tira dessus et, le lendemain, la case du féticheur du village prit feu…
Nous arrivions à Gueckédou, théâtre des affrontements les plus intenses. Une ville no man’s land où chaque mur était comme criblé de jets de grenaille. Nous fîmes une halte et Mohamed, l’un des deux soldats de l’escorte, approcha avec un sourire déjanté. Il avait participé à la foire d’empoigne de septembre 2000. Il était drôlement attifé avec son uniforme de l’US Army et ses escarpins bleus. Ce qu’il me raconta et que ne disait pas l’histoire officielle, c’est que les soldats avaient eu recours à des armes non conventionnelles : des « grigris antiballes ». Il déboutonna sa chemise pour montrer son torse lacéré de petites entailles, fruit du méticuleux travail d’un féticheur. Une saignée au rasoir, de la poudre de perlimpinpin et « Au front ! ». Le grigri les rendait invulnérables. « Les féticheurs venaient dans les casernes, on payait 20 000 francs (soit 5 euros) pour un grigri. — Mais ceux qui sont morts ? » C’est que le grigri perd son pouvoir quand on vole ou qu’on viole. « Tous ceux qui sont morts, c’étaient des pillards et des violeurs ? — Ah, il y en a eu, mais il y avait aussi de faux féticheurs. » Mohamed avait des réponses limpides. Tout était clair dans son esprit ; le mien se perdait. Abdoulaye ajouta que des femmes nues comme des Amazones se lançaient à l’assaut de l’ennemi et emmenaient les troupes dans leur sillage. Elles étaient capables de se changer en serpent, d’éviter les balles, de voler… « Oui, c’est vrai ! », opina Mohamed. Ni l’un ni l’autre n’affabulait. Par la suite, les Guinéens n’ont eu de cesse de me raconter de tels récits. La sorcellerie ne s’est jamais aussi bien portée depuis la campagne de « démystification » entreprise sous Sékou Touré. On raconte que des « voleurs de sexe », le plus souvent nigérians, parcourent les marchés. Que, la nuit, les féticheurs se retrouvent au son des tam-tams, se transforment en animal, s’entretuent parfois. Et cette photo de sexe démesuré : « C’est un Ivoirien qui a pissé sur le Coran », prétend-on. L’islam, lui, fait la sourde oreille. Tout dernièrement, à Conakry, un chef de gang qui se faisait appeler « Pharaon » a été abattu par la police. Pourtant, il portait un grigri antiballes. Comme quoi, mieux vaut se méfier.