Un séjour en Guinée



Michel Tendil a séjourné à Conakry, en Guinée, où il a travaillé pour le Programme alimentaire mondial des Nations unies.


8. Chez les pythies de Boké


« Kastrie, forêt sacrée. » Une planche défraîchie indique l’entrée du sanctuaire des féticheurs nalous, quelque part entre Kamsar et Boké, en Basse-Guinée, à 300 kilomètres au nord-ouest de Conakry. Je suis venu demander audience à Sah Djenaba, la grande prêtresse. Comme ça, pour assouvir ma blanche curiosité et en savoir plus sur toutes ces histoires à dormir debout. Sah désigne le serpent, c’est son totem. La vieille femme sort de sa case en boitillant. Elle a les pieds nus et les chevilles bigrement enflées. J’ai pour unique viatique les salutations soussoues révisées une demi-heure plus tôt. « Tanamou ! » Elle en sourit et m’invite à m’asseoir à ses côtés, sur un bout de banc. Elle porte un long collier de cauris, un turban rouge entortillé au-dessus de la tête et trois petites scarifications sur chaque pommette. Ses yeux en amande larmoyants fendent la noire patine d’un visage comme usé et gonflé par l’alcool. Elle me souffle dans le creux de l’oreille une haleine saturée de bière. C’est son moyen de transport à la pythie de Kastrie.
Prudemment, il me faut lui dire les raisons de ma venue incongrue. Car ici, on vient consulter les oracles, jeter des sorts ou guérir les incurables, mais rarement se distraire. « Je voudrais voir un œuf parler ! » Voilà un défi qui peut paraître bizarre, mais qui sous la chaleur du 10e parallèle est, à ce qu’on dit, pratique assez courante. Après quelques échanges, elle se racle violemment la gorge et crache derrière son épaule. « D’accord ! mais il faudra amener du vin rouge, lâche-t-elle. Je vais envoyer prévenir les autres prêtresses de la forêt. »
La région de Boké est le fief du fétichisme en Guinée. Une croyance ancestrale que les Nalous appellent simou et les Soussous couyé et qui désigne les adorateurs et les idolâtres. Elle est inspirée du diable Bassobdji, un mot qu’il faut éviter de prononcer sous peine de se voir ensorceler. Ni l’islamisation du pays et son iconoclasme, ni la chasse aux sorcières des années 1950 et 1960 n’ont eu raison de ces croyances aussi profondes que la forêt. Car si le désert est monothéiste, comme disait Vialatte, la forêt, elle, abrite quantité de petits êtres malicieux, les guina. Tapis dans les consciences, après un somme de deux décennies sous Sékou Touré, ils ont réapparu, comme l’herbe dans le désert après une forte pluie. On a ressorti et dépoussiéré les vieux masques et les idoles enfouis sous l’épais manteau vert. L’essentiel est là. Il en résulte une belle pagaille dans les croyances. La Guinée vit à l’heure d’un curieux syncrétisme, fait d’islam et de paganisme, qui prêterait à sourire si de temps à autre quelque fait divers sanglant ne venait rappeler que le sujet est grave. Il y a un mois à peine, deux féticheurs ont été interrompus dans leur funeste besogne alors qu’ils s’apprêtaient à immoler deux enfants.
Le lendemain de ma visite, Baben le Peul, Lansana le Soussou, Gassim le Malinké (la Guinée en résumé) et moi, sommes conduits à travers Tombeta, l’épaisse « forêt des Carnutes » où doit se tenir la cérémonie. Il faut progresser sur un sentier de terre brûlée, traverser plusieurs villages, avant que l’entrelacs de palmes ne s’ouvre enfin sur une clairière ronde et sablonneuse entourée de kolatiers. Là trône un immense manguier au pied duquel sont enfouies des jarres en terre qui contiennent des décoctions peu ragoûtantes. Je me penche pour en flairer les effluves quand une rumeur s’élève qui me dicte de m’asseoir : les femmes de l’ombre. Elles sont une demi-douzaine, les seins nus, qui tirent sur la pipe.
Un enfant est venu avec sa mère consulter la docte assemblée. Il grimace et se tortille en se tenant le ventre. On les installe tous deux sur une longue pierre plate au pied du manguier. Sah Djenaba, la devineresse est là, de dos, et déjà si loin dans le brouillard. Elle entre dans une transe favorisée par le nectar en lançant des cris d’orfraie, et personne ne bronche. Elle s’approche du jeune garçon et lui hurle son diagnostic : « Tu as été ensorcelé par ta marâtre. Vous vous êtes disputés le jour où vous laviez le linge. Tu as fait sécher ton linge là où elle le dispose habituellement. Alors elle l’a enlevé pour mettre le sien à la place et vous vous êtes disputés. » Terrorisé, l’enfant acquiesce. Il en a eu pour son émotion et ses 15 000 francs guinéens (3,5 euros). Ce qui montre qu’au plus profond de ces croyances surnaturelles, il y a finalement un sentiment bien naturel, lui, et humain, qui est la peur.
À présent que mon tour est venu, je dépose mon offrande : deux litres d’un mauvais vin espagnol en carton. Les druidesses me reluquent, convaincues qu’il y a davantage à tirer de ma personne. Elles se concertent puis m’expliquent que, pour voir un œuf parler, il m’en coûtera 1 million. Comme je refuse, les esprits avinés s’échauffent, on nous jette des œillades noires et nous voilà contraints de tourner les talons ; mes trois comparses jurant qu’on ne les y reprendra plus…

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