Un séjour en Guinée



Michel Tendil a séjourné à Conakry, en Guinée, où il a travaillé pour le Programme alimentaire mondial des Nations unies.


9. La zizanie de Tabaski


Depuis plusieurs jours, les imams scrutaient le ciel et interrogeaient les astres. Mais ils n’y voyaient que poussière et point d’étoiles. L’harmattan faisait peser sur la ville un épais manteau gris qui compliquait bien leur travail. Alors ils s’emmêlèrent les lunes ; les uns prétendant que la Tabaski, la fête du mouton, aurait lieu jeudi, les autres vendredi. Une tabaski, un vendredi, jour de djouma ? Mauvais présage. Des marabouts augurèrent un grand malheur pour le président. La rumeur était suffisamment sérieuse pour que la radio nationale s’en emparât ; la Ligue islamique prit la sage décision d’avancer la fête. Les moutons n’avaient plus qu’une journée à paître au milieu des voitures du carrefour Liberté. Sauf qu’en ces temps de vaches maigres, le cours du mouton s’affola, et beaucoup d’ouailles allaient devoir se serrer la ceinture. On palabrait à l’infini dans les taxis sur la nécessité de se sacrifier pour le sacrifice. Et sur la curieuse prédication d’un imam contre une coutume locale non moins étrange qui veut qu’au moment du sacrifice, la famille du sacrificateur s’agrippe à son boubou. Sur ces deux affaires, le pays était très partagé.
On en était là des palabres quand des trouble-fête firent irruption à l’heure des derniers préparatifs. Mercredi donc. Le 19 janvier – ou 9 Dou-l-Hidjja de l’an 1425 –, le cortège présidentiel qui, revenant de villégiature, filait à toute allure dans la capitale, essuya une fusillade. Les francs-tireurs prirent le maquis-brousse et les rares témoins indiquèrent que « leurs yeux brillaient comme des ampoules électriques ». On aurait assez peu le goût de s’amuser de ces choses-là mais, en Guinée, il y a parfois du théâtre jusque dans les coulisses des coups d’État. Quant à savoir si tout cela relevait d’une mise en scène, il y eut des esprits retors pour l’affirmer.
Le lendemain, le président-général Lansana Conté apparut à la télé dans son plus beau boubou pour dire que cette tentative, la troisième du genre en vingt ans de carrière, n’était que perte de temps car « la vie d’un homme appartient à Dieu et Lui seul peut la lui ôter ». Dans un salmigondis providentiel, le vieux lion féru de géomancie embrouilla tout son monde et s’offrit une auréole d’immortel. C’est que c’est lourd à porter une auréole d’immortel. Surtout vers la fin. Alors la Ligue islamique se porta une seconde fois à son secours en offrant un bœuf en sacrifice à chaque chef de quartier de la capitale. Cent bœufs furent immolés et dégustés. Après quoi on put s’adonner à la lecture de l’Alcoran « pour garantir la bonne santé du président et la paix définitive en Guinée ».
Pendant ce temps, des barrages se dressèrent un peu partout dans le pays. Les gros bras s’en donnèrent à cœur joie et à pleines pognes, ivres de leurs petites humiliations. Qu’à cela ne tienne, rien ni personne, cette année, n’empêcherait la fête. Le bêlement des moutons emplissait les rues pendant qu’on aiguisait les lames…

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