Ă€ pied Ă travers la Mongolie (I)
Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2001 la Mongolie d’est en ouest.
16. D’Altaï à Khujirt : fugace demi-heure de quiétude
Depuis trois heures, le soleil s’est levé ; depuis trois heures, nous marchons. Vient le moment de la halte matinale : les jambes ankylosées se plient, les bras flasques se tendent vers le sol caillouteux des abords du gobi de Charga sur lequel, vêtu de tous mes vêtements, se vautre mon corps endolori. La nuit a été froide et mon sommeil léger. Ni Laurent ni moi ne soufflons mot. Fugace demi-heure de quiétude : le temps de goûter à la joie du suidé se roulant dans la fange, le temps de penser aussi, un peu, un tout petit peu. « Quand un Mongol est séparé de son cheval, qu’a-t-il d’autre à faire que de mourir ? » demande tragiquement le dicton. « Marcher, bien sûr ! » Marcher fut la première action de l’hominidé originel sur terre et, ironie de l’histoire, c’est certainement la première que l’intelligent, le fainéant Homo sapiens sapiens oubliera. Ici toutefois, par nature, la marche n’a pas sa place. Il faut avoir vu le rôle des équidés dans la société mongole pour comprendre ce qui peut nous paraître absurde : voyager à pied est une idée inconcevable pour le nomade. L’utilisation millénaire du cheval puis, plus récemment, de la moto lui ont rendu la marche étrangère. À ce propos, l’auteur touva Galsan Tschinag conte dans une de ses œuvres avoir vu un chamane lancer une terrible malédiction contre quelqu’un : qu’il reste sans cheval au milieu d’un voyage et sans femme dans la force de l’âge ! C’est dire combien la marche est ressentie comme une punition, une frustration. Elle est ignorée, dénigrée, envisagée qu’en cas extrême. Comme le révèle aussi l’étymologie, le terme « pauvre » et le verbe « aller à pied » possèdent la même racine ya, tout semble faire de ce mode de locomotion une démarche empreinte de dépouillement, ce qui n’est pas sans me déplaire.
La réflexion se clôture en reprenant la marche ; la pause est finie. Les pas s’accumulent, la fatigue aussi mais, entêté, je la dépasse. Glissant dans un état flou, je survole la piste sans résister à l’appel hypnotique de l’horizon. La course se fait intemporelle, les pensées absentes, le mouvement parfait, beau et naturel. Mes pieds accélèrent, se doublant l’un l’autre avec l’enivrante énergie d’un pendule fou. Je perds la stature verticale pour adopter une posture à la limite du déséquilibre en avant. Mon allure s’apparente à celle d’un quadrupède, je trotte plus que je ne marche. Le vieil Homo erectus avait-il lui aussi cette troublante sensation de vivre à la limite de deux univers : le monde des bêtes à quatre pattes et le monde de « ceux qui marchent debout » ? La saleté aidant, quiconque me verrait croirait à l’apparition d’un homme préhistorique ou d’un de ces yéti ou barmanou, ces humanoïdes primitifs dont la tradition orale rapporte la présence plus au sud, dans les hautes vallées himalayennes. En fait, j’intègre simplement les éléments dans lesquels j’évolue. Le soir venu, sans rien perdre de cette attitude animale, j’installe le bivouac silencieusement, rapidement, puis je m’enfouis à l’abri de buissons ou d’une levée de terre dans le cocon du duvet, prêt à montrer les dents au moindre bruit. Investi d’une puissance sauvage, je me laisse bercer par les racines tièdes de la Terre-Mère. Le lendemain, la quête du mouvement beau et naturel recommence. Pour reprendre les termes du sage oriental Hun Tse, de même qu’un art martial a pour objectif en formant un expert de forger un sage, le voyage à pied façonne un homme plus qu’un simple marcheur. Peut-être aurais-je fait un pas sur la voie de la sagesse en repassant par un stade d’humanité proche de l’état de nature ?
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