Ă€ pied Ă  travers la Mongolie (I)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2001 la Mongolie d’est en ouest.


15. De Zag à Altaï : les loups des steppes


Pas de fossé à sauter, ni de seuil à franchir pour voir notre déambulation dans le Khangaï toucher à sa fin. Passer le col d’Eg, à plus de 2 500 mètres d’altitude, c’était basculer à nouveau dans le désert de Gobi. Après avoir contourné l’ovoo par la gauche, faire un pas dans la pente, un unique et modeste pas, suffit à nous projeter des mois en arrière, entre Baruun-Urt et Saïnchand. Les chevaux eux-mêmes sentirent le changement, ralentissant l’allure avant de secouer la tête au ras du sol en signe de désaccord. Se doutaient-ils que les semaines suivantes ils devraient se contenter d’une végétation rare poussant dans le sable ? Savaient-ils de surcroît qu’il leur faudrait s’abreuver dans des bourbiers où l’on s’enfonce jusqu’au genou, dans des mares, où le liquide à absorber s’apparente plus à un bouillon salé de plantes en suspension et d’urine d’herbivores qu’à de l’eau ?
Rapide ainsi fut la transition entre le paradis des yacks et le fief inhospitalier du chameau, la densité d’herbe au mètre carré diminuant au profit d’un gravier sombre qui jamais, par miracle, n’ôte son sourire ni sa joie au nomade. C’est une réalité, vivre dans la steppe est dur ; pourtant, nombreux sont les éleveurs pour qui l’existence est avant tout un plaisir. Respecter et transmettre à leur descendance les valeurs et le savoir-faire traditionnels motive les plus jeunes couples à s’installer sur la terre de leurs pères. Et si autour du campement dans lequel nous allons passer la nuit, on ne voit nul bétail, c’est parce qu’il pâture au loin. Les vingt chameaux et les cent vingt chevaux de cette famille aisée sont dispersés en plusieurs troupeaux à vingt-cinq kilomètres de distance. Quant à leur millier d’ovins et de caprins, il est nécessaire de se munir de jumelles pour ne pas les perdre de vue. Les terres arides du Gobi n’abritent pas que des Mongols démunis mais tous, pauvres ou nantis, mettent un point d’honneur à recevoir avec la même courtoisie celui qui passe. Députés, célébrités de la lutte, routiers, médecins, professeurs, écrivains ou éleveurs se font un devoir de nous héberger et de nous livrer, une soirée durant, des bribes de leur histoire.
L’eau manque à nouveau. Lorsque nous en découvrons tous les deux jours au fond d’une cuvette marécageuse ou dans un repli rocheux, elle n’est souvent bonne qu’à satisfaire les animaux sauvages. Mais, voir l’Altaï à l’horizon incite le marcheur à passer outre et à contempler plutôt que commenter. Avec les « Monts dorés », alt signifiant « or » en mongol, la planète nous dévoile quelques-unes de ses monstrueuses molaires, brandies et effilées comme des pointes de lance, émergeant de mâchoires de sable. En approchant ce massif montagneux, but suprême du voyage, j’offre à mes yeux las de la vacuité des steppes une joyeuse distraction verticale. Ma fringale de paysages nouveaux est assouvie. Ici, l’Altaï, seul obstacle naturel de taille sur la frontière avec la Chine, irrite une dernière fois la chair fragile des nues de ses crêtes acérées pour sombrer plus au sud dans la vaste plaine semi-désertique du Gobi.
Le silence retombe sur la steppe, la vie se blottit, les esprits de la nuit vagabondent. Avant de rejoindre mes hôtes et Laurent sous la yourte surchauffée, je jette un dernier regard vers les chevaux entravés à cent mètres de là, hypnotisés par la pleine lune. Je leur souhaite de passer une bonne nuit : des loups rôdent dans la région.
Le loup ! Le fameux loup mongol, celui qu’on imagine plus qu’on ne l’aperçoit, offre une figure contrastée. Aux yeux des sédentaires, ce canidé est l’animal caractérisant le mieux les nomades. C’est d’ailleurs ce symbole que plusieurs chefs de guerre ont, au cours de l’histoire, choisi pour enseigne. En rappel à leur technique de combat faite d’offensives et de replis successifs, on a vite surnommé ces hommes « les loups des steppes ». Confirmation de l’ancrage de cette image dans notre inconscient : récemment des auteurs titraient leurs romans historiques Le Loup bleu et Le Loup mongol. Mais en réalité, pour les nomades, le loup est une plaie. Ses dommages sur le bétail sont estimés à cinquante chèvres et moutons par an et par loup. Et ils sont aujourd’hui près de cent vingt mille, les loups de Mongolie ! Il faut avoir vu le chasseur pointer son fusil du doigt en abordant le sujet, il faut avoir entendu l’éleveur énumérer les blessures infligées à ses chevaux par la bête pour comprendre que celle-ci ne suscite pas tout le respect qui lui est prétendument accordé dans les publications. L’extrémité de sa gueule tranchée à la hache ou sa peau percée par de multiples balles sont exhibées, suspendues sur la place publique.
Chahuté par le vent, j’arrive fatigué dans la ville d’Altaï. Seul, je pense aux quatre cents kilomètres restant à parcourir jusqu’à la cité de Khovd. Les chevaux tiendront-ils ? Notre marche vers l’ouest sera-t-elle brutalement interrompue par l’hiver ? Seuls les dieux, paraît-il maîtres du destin des hommes, possèdent la réponse. Mais je sais que ni la peur du loup, ni les grands froids, ni la nouvelle du décès d’un parent ne briseront ma volonté de découvrir, à pied, la Mongolie sauvage.


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