Le lac Issyk-Koul



Les rives de l’Issyk-Koul, deuxième lac de montagne au monde par sa superficie, servirent de tout temps de refuge à des populations variées qui y ont laissé, ennoyés ou non, les mystérieux vestiges de leur présence.

Manœuvrer un voilier sur le lac Issyk-Koul est une expérience extraordinaire : on navigue à 1 606 m d’altitude à la surface d’un « lac chaud » (c’est la signification de son nom) et l’on risque de recevoir de plein fouet les bourrasques de l’oulan dévalant des Kioungheï, les cimes neigeuses qui dominent de 3 000 m au nord, et des monts Terskeï, qui culminent à près de 5 000 m au sud. Mais ce lac sacré pour les Kirghizes – dans lequel il leur était interdit de se baigner – qui est, avec sa superficie de 6 206 km2 le deuxième lac de montagne au monde, n’est-il pas plutôt une mer ?
Il en a, en tout cas, tous les attributs : légèrement salé, il s’étend en longueur sur 183 km et atteint 70 km de large. D’une profondeur maximale de 702 m, il a toujours contenu plus d’eau que la mer d’Aral. N’a-t-il pas connu une pêche « hauturière », des navires de plaisance, des vraquiers et des caboteurs, et même une flotte de guerre ? Pour leurs essais de torpilles, les Soviétiques avaient trouvé idéal ce bassin où ils ne craignaient pas les écoutes américaines. Ils utilisaient pour cela une escadre d’avisos et même, dit-on, un petit sous-marin ! Les ports de commerce et de pêche, à Balyktchi (le « poissonneux ») ou à Pristan (le « débarcadère »), témoignent de la crise actuelle, avec leurs grues rouillées et leurs bateaux décatis. Mais le bruit court que la flotte russe demeure présente et serait prête à reprendre ses expérimentations. De même, la navigation de plaisance réapparaît, comme en témoignent les régates qui n’alignent qu’une dizaine de yachts pour l’instant. Les stations balnéaires soviétiques du littoral nord existent toujours et, malgré leur délabrement, continuent d’attirer des centaines de milliers d’estivants. Il est vrai qu’en bordure des montagnes enneigées les plages de sable rose, les bains tièdes dans une eau transparente, les sources thermales parfois encore sauvages, sont un plaisir rare.

Les mystères du lac
La conque de l’Issyk-Koul est un lieu de légendes et d’histoire. Gravures rupestres de Tcholpon-Ata, tombeaux scythes, nécropoles de chrétiens nestoriens, stupas bouddhiques, villes englouties dont on vous montre, depuis le rivage, les restes à 20 m de profondeur, souvenirs de Tamerlan, cimetières chamano-musulmans font de l’Issyk-Koul un paradis archéologique. Sur le littoral, les maisons coquettes de villages tour à tour kirghizes, cosaques, russes et ukrainiens se blottissent sous d’immenses frondaisons. Quel dommage que les Slaves continuent à s’en aller ! Venus, voici plus d’un siècle, de l’Oural, de la Sibérie ou des steppes zaporogues, ils constituent, au nord du lac, un peuplement vestige de paysans et de pêcheurs comme on n’en trouve plus dans toutes les Russies. Refuge idéal pour une population menacée, l’Issyk-Koul a accueilli de tout temps ceux qui cherchaient la protection des montagnes. Il en est devenu un paradis de l’archéologie d’autant plus captivant qu’il est presque inexploré. L’URSS, en effet, limitait l’accès à cette « zone stratégique » et si, depuis l’indépendance, les interdictions ont été levées, personne n’en a vraiment profité. Ce lac est tout d’abord une « atlantide » : pas moins de quatre localités ont été ensevelies sous ses eaux. À son extrémité orientale, la ville ennoyée de Sarybouloun ne serait autre que Tchigou, l’antique capitale des Oussounes au début de notre ère. Les débris de céramique apportés par les vagues ne sont pas rares sur la rive. Il en va de même près des villages de Darkhan au sud-est et, au nord-ouest, de Torou-Aïguyr, où les fouilles ont permis de dégager sur la côte et sous l’eau des vestiges du haut Moyen Âge. Mais c’est encore autour de Svetly Mys – le « cap ensoleillé » en russe – que gît la plus grande énigme. L’Église orthodoxe, métropolite en tête, est persuadée qu’en ce lieu – peut-être dans le lac – se trouve un sanctuaire abritant les reliques de l’évangéliste Matthieu : elles auraient été apportées au IIIe siècle par des Syriens qui fuyaient les persécutions de l’Empire romain. La Russie tsariste profita de cette légende pour bâtir dès 1888 à cet endroit un imposant monastère qui fut précédé dans la région – des tombes et des inscriptions l’attestent – par des communautés religieuses nestorienne et arménienne. Tout finit d’ailleurs mal pour vingt-quatre des vingt-six moines de Svetly Mys qui, en 1916, furent écorchés vifs par les insurgés kirghizes. Le mystère de l’Issyk-Koul s’amplifie de rumeurs de trésors enfouis sous les imposants kourganes, tombeaux scythes qui s’alignent sur ses rives. À Kourmenty, par exemple, les indications étaient si concordantes que les agents des services spéciaux soviétiques, pioche en mains, se sont mis en quête en 1926, 1952 et 1956, mais en vain, d’un « trésor de Tamerlan ». Et que signifie à San-Tach la présence de kourganes composés de gros cailloux sous lesquels on découvrit un édifice en pierres semblable à une yourte ?

L’enjeu de l’eau
Le problème de l’eau a toujours existé en Asie centrale. Toutefois, il est actuellement aggravé par la croissance de la population et l’héritage inextricable de l’Union soviétique. En 1911, le Turkestan comptait une quinzaine de millions d’habitants ; il en compte 73 millions aujourd’hui et pourrait en compter 100 millions en 2025, avec des besoins accrus en eau : la demande n’a-t-elle pas augmenté de 10 % durant la dernière décennie ? Trois pays manquent déjà d’eau et ponctionnent tout ce qui passe à leur portée : il s’agit de l’Ouzbékistan, du Turkménistan et du Kazakhstan. Une région, le Xinjiang, suffit à peine à ses besoins : ses projets d’aménagement de l’Irtych et de l’Ili seront très gênants pour les Kazakhs. Deux pays enfin, les plus pauvres, ont trop d’eau : la Kirghizie et le Tadjikistan.
Profitant des châteaux d’eau kirghizes et tadjiks, les Soviétiques ont créé dans les montagnes d’immenses retenues destinées à irriguer les vastes oasis en contrebas. Ainsi les réservoirs de Tortogoul, en Kirghizie, et de Kaïrakoum, au nord du Tadjikistan, contiennent une eau surtout utilisée en Ouzbékistan et au Kazakhstan. Avec la promulgation des indépendances, on devine les frictions qui résultent d’une telle situation : l’eau est devenue un moyen de rétorsion aux mains des plus démunis. Les Kirghizes, par exemple, lorsqu’ils sont en butte l’hiver, pour non-paiement de leur part, à des coupures de gaz de la part des Ouzbeks, ont trouvé la réplique : ils lâchent l’eau de Tortogoul pour faire fonctionner, en substitution du gaz, leurs centrales hydroélectriques. Cette eau est alors inutile au Ferghana mais elle y manquera, l’été venu, dans les champs de coton. Par ailleurs, quand en Ouzbékistan et au Kazakhstan plus au nord, dans le barrage de Tchardara, le flot hivernal atteint la zone du Syr-Daria prise par les glaces et peut occasionner des inondations, le cours du fleuve doit être détourné vers la dépression de l’Aïdar-Koul. Depuis vingt ans est ainsi apparu en plein désert un lac presque inutile de 200 km de long et de 30 km de large : 16 km3 d’eau qui auraient dû rejoindre l’Aral.
À cause d’un découpage des frontières aberrant, à moins qu’il ne soit machiavélique, les barrages et les installations hydrauliques qui posent problème entre deux, voire trois pays, sont légion. Le partage de l’eau, qui était un art, devient un drame : ponctionné de toutes parts, l’Amou-Daria, autrefois l’un des fleuves les plus puissants au monde, n’atteint plus la mer d’Aral alors même que l’Afghanistan en guerre n’en prélève toujours pas sa part.

Par René Cagnat
Texte extrait du livre : En pays kirghize, Visions d’un familier des monts Célestes
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