Le culte birman des « nat »
Les trente-six nat que le bouddhisme a concédé à ses adeptes depuis le milieu du XIe siècle sont, dans toute la Birmanie, l’objet de rituels populaires dits nat-pwe et de danses des travestis dits nat-kadaw.
Les nat sont des esprits qui résident dans les cours d’eau, les forêts, les montagnes, etc., et protègent ceux qui les honorent mais punissent quiconque leur manque de respect. Ils sont légion et les Birmans craignent les abords de sites remarquables, tels que les vieux arbres, où ces êtres désincarnés s’abritent volontiers. Selon des chercheurs du CNRS, ce culte est une véritable grille de lecture de la société birmane, à différents niveaux, familial, villageois et régional. Pour apaiser les âmes errantes, les souverains leur faisaient construire un autel sanctuaire. En se sédentarisant, ces nat deviennent des protecteurs de leur région. C’est le cas des personnes enterrées vivantes dans les fondations des murs des cités de Pagan et de Mandalay, ou d’ouvrages tels que le barrage Sedawgyi. Dans la famille, les rites s’adressent au nat Min Byu Shin (le « seigneur du Cheval blanc »), protecteur de la communauté villageoise, mais surtout au nat Min Mahagiri (le « seigneur de la Grande Montagne »), protecteur du foyer et le premier à avoir été vénéré. Un autel lui est dédié dans les maisons, où ce dernier est représenté par une noix de coco surmontée d’une étoffe de soie rouge, suspendue à un poteau ; la première bouchée de nourriture du matin lui est réservée. Min Mahagiri était forgeron à Tagaung. Il était si fort qu’il faisait trembler cette cité pyu quand il frappait sur son enclume. Son roi, qui avait peur de lui, jaloux de sa force, lui tendit un piège pour s’en débarrasser. Il prit pour épouse sa sœur, Shwe Myethana, et fit savoir au forgeron qu’elle voulait le voir. Dès que ce dernier eut franchi les murs de la cité, il fut fait prisonnier et attaché à un frangipanier auquel on mit le feu. Shwe Myethana, frappée d’horreur, s’immola dans les flammes. Le roi de Tagaung fit abattre l’arbre qui, jeté dans l’Irrawaddy, descendit au fil de l’eau jusqu’aux abords de la cité de Thiripyitsaya – édifiée au IVe siècle sur le site actuel de Pagan – dont le roi, qui avait vu en songe l’arrivée du martyr, décida de lui dédier un culte. Il fit sculpter deux statues dans le bois de l’arbre, représentant Min Mahagiri et Shwe Myethana, qui furent installées dans un sanctuaire du mont Popa. Ainsi naquit le culte des nat. Quand, au milieu du XIe siècle, le roi Anawratha introduisit le bouddhisme dans son empire, il ne put l’éradiquer mais eut l’idée de sélectionner un panthéon restreint de trente-six nat, à la tête desquels il mit Thagyamin, qui correspond à la divinité hindoue Indra que le bouddhisme a reprise sous le nom de Sakka. Au fil des siècles, il y a eu des changements au sein de ce panthéon, les derniers nat étant issus de l’époque des deuxième et troisième empires birmans. Figé depuis 1805, il ne comporte plus que vingt-deux des nat établis par Anawratha au XIe siècle. Légendaires ou réels, les nat retenus, parfois liés par la parenté ou l’infortune, sont souvent morts de manière subite – comme Shindaw sous la morsure d’un serpent ou Medaw Shwedaw de chagrin –, atroce – Nyaung Gyin mort de la lèpre ou Shwe Sit Thin enterré vivant –, souvent injuste – comme le prince Shwe Nawratha, présumé assassin, noyé. Leurs esprits viennent hanter l’univers des Birmans qui leur attribuent les phénomènes dont ils ignorent la cause.
Les nat-pwe, fêtes dédiées aux nat
Pour Thagyamin et chacun des trente-six nat du panthéon officiel, une fête est organisée chaque année autour de son sanctuaire principal, généralement près du lieu de sa naissance ou de sa mort. Certaines sont très grandes et bien organisées, comme celles du mont Popa, de Pakhan, de Taungbyone et d’Amarapura, qui se déroulent chaque année pendant une dizaine de jours, à des dates qui dépendent du calendrier lunaire. D’autres peuvent êtres privées, c’est-à -dire commanditées par des personnes qui veulent remercier les nat de leur avoir procuré chance et succès ou de les avoir fait triompher de la maladie. Ces fêtes et cérémonies dédiées aux nat sont appelées nat-pwe et sont animées par des nat-kadaw, les médiums qui se laissent posséder par un ou plusieurs de ces nat au cours d’un rituel qui peut les mener à la transe. Bénédicte Brac de La Perrière, chercheuse française du CNRS, a effectué un important travail sur ce sujet que l’on peut consulter notamment dans Rituels de possession en Birmanie. Ils psalmodient des incantations, dansent et miment des épisodes célèbres de l’histoire légendaire du nat qu’ils incarnent. Parmi les trente-six nat, les plus célèbres sont les « frères musulmans », Shwe Pyin Gyi et Shwe Pyin Nge. Leur histoire est liée à celle du premier empire birman et des grands rois Anawratha et Kyanzittha. Il s’agit de deux frères, dont le père était un guerrier musulman d’origine indienne, Byattha, qui contribua à la prise par Anawratha de Thaton, la capitale des Môn. Leur mère était une « ogresse » du nom de Mekuwun, qui habitait les pentes boisées du mont Popa et que Byattha, alors nommé officier bouquetier d’Anawratha, rencontra lors de ses expéditions journalières pour rapporter des fleurs fraîches. Byattha, qui oublia par trois fois ses devoirs en préférant rester avec sa famille, fut exécuté par Anawratha, qui emmena les deux enfants avec lui. Devenus généraux d’Anawratha, ces derniers le suivirent dans toutes ses campagnes victorieuses, et notamment au royaume de Nanzhao, au Yunnan. De retour de cette contrée, l’empereur demanda à tous ses généraux et soldats de poser chacun une pierre pour l’édification d’une pagode en l’honneur de cette victoire. Mais les deux frères aimaient jouer et courtiser les femmes et oublièrent de poser leur pierre. Dénoncés par Kyanzittha, petit-fils d’Anawratha et futur grand empereur, jaloux de leur succès, ils furent décapités. Un sanctuaire a été édifié en leur honneur à proximité de cette pagode, à Taungbyone, au nord de Mandalay, et, chaque été, plus d’un million et demi de personnes viennent assister aux grandes cérémonies qui leur sont dédiées. Le nat-pwe de Pakhan, près de Pakokku, est consacré, lui, à Ko Gyi Kyaw (ou U Min Kyaw), autre nat célèbre et apprécié par la population, car c’était un bon vivant, qui aimait la bonne chère, l’alcool et les femmes.
Par Jérôme Kotry
Texte extrait du livre : Birmanie, Visions d’un amoureux de la Terre d’or
En savoir davantage sur : Jérôme Kotry
Les nat sont des esprits qui résident dans les cours d’eau, les forêts, les montagnes, etc., et protègent ceux qui les honorent mais punissent quiconque leur manque de respect. Ils sont légion et les Birmans craignent les abords de sites remarquables, tels que les vieux arbres, où ces êtres désincarnés s’abritent volontiers. Selon des chercheurs du CNRS, ce culte est une véritable grille de lecture de la société birmane, à différents niveaux, familial, villageois et régional. Pour apaiser les âmes errantes, les souverains leur faisaient construire un autel sanctuaire. En se sédentarisant, ces nat deviennent des protecteurs de leur région. C’est le cas des personnes enterrées vivantes dans les fondations des murs des cités de Pagan et de Mandalay, ou d’ouvrages tels que le barrage Sedawgyi. Dans la famille, les rites s’adressent au nat Min Byu Shin (le « seigneur du Cheval blanc »), protecteur de la communauté villageoise, mais surtout au nat Min Mahagiri (le « seigneur de la Grande Montagne »), protecteur du foyer et le premier à avoir été vénéré. Un autel lui est dédié dans les maisons, où ce dernier est représenté par une noix de coco surmontée d’une étoffe de soie rouge, suspendue à un poteau ; la première bouchée de nourriture du matin lui est réservée. Min Mahagiri était forgeron à Tagaung. Il était si fort qu’il faisait trembler cette cité pyu quand il frappait sur son enclume. Son roi, qui avait peur de lui, jaloux de sa force, lui tendit un piège pour s’en débarrasser. Il prit pour épouse sa sœur, Shwe Myethana, et fit savoir au forgeron qu’elle voulait le voir. Dès que ce dernier eut franchi les murs de la cité, il fut fait prisonnier et attaché à un frangipanier auquel on mit le feu. Shwe Myethana, frappée d’horreur, s’immola dans les flammes. Le roi de Tagaung fit abattre l’arbre qui, jeté dans l’Irrawaddy, descendit au fil de l’eau jusqu’aux abords de la cité de Thiripyitsaya – édifiée au IVe siècle sur le site actuel de Pagan – dont le roi, qui avait vu en songe l’arrivée du martyr, décida de lui dédier un culte. Il fit sculpter deux statues dans le bois de l’arbre, représentant Min Mahagiri et Shwe Myethana, qui furent installées dans un sanctuaire du mont Popa. Ainsi naquit le culte des nat. Quand, au milieu du XIe siècle, le roi Anawratha introduisit le bouddhisme dans son empire, il ne put l’éradiquer mais eut l’idée de sélectionner un panthéon restreint de trente-six nat, à la tête desquels il mit Thagyamin, qui correspond à la divinité hindoue Indra que le bouddhisme a reprise sous le nom de Sakka. Au fil des siècles, il y a eu des changements au sein de ce panthéon, les derniers nat étant issus de l’époque des deuxième et troisième empires birmans. Figé depuis 1805, il ne comporte plus que vingt-deux des nat établis par Anawratha au XIe siècle. Légendaires ou réels, les nat retenus, parfois liés par la parenté ou l’infortune, sont souvent morts de manière subite – comme Shindaw sous la morsure d’un serpent ou Medaw Shwedaw de chagrin –, atroce – Nyaung Gyin mort de la lèpre ou Shwe Sit Thin enterré vivant –, souvent injuste – comme le prince Shwe Nawratha, présumé assassin, noyé. Leurs esprits viennent hanter l’univers des Birmans qui leur attribuent les phénomènes dont ils ignorent la cause.
Les nat-pwe, fêtes dédiées aux nat
Pour Thagyamin et chacun des trente-six nat du panthéon officiel, une fête est organisée chaque année autour de son sanctuaire principal, généralement près du lieu de sa naissance ou de sa mort. Certaines sont très grandes et bien organisées, comme celles du mont Popa, de Pakhan, de Taungbyone et d’Amarapura, qui se déroulent chaque année pendant une dizaine de jours, à des dates qui dépendent du calendrier lunaire. D’autres peuvent êtres privées, c’est-à -dire commanditées par des personnes qui veulent remercier les nat de leur avoir procuré chance et succès ou de les avoir fait triompher de la maladie. Ces fêtes et cérémonies dédiées aux nat sont appelées nat-pwe et sont animées par des nat-kadaw, les médiums qui se laissent posséder par un ou plusieurs de ces nat au cours d’un rituel qui peut les mener à la transe. Bénédicte Brac de La Perrière, chercheuse française du CNRS, a effectué un important travail sur ce sujet que l’on peut consulter notamment dans Rituels de possession en Birmanie. Ils psalmodient des incantations, dansent et miment des épisodes célèbres de l’histoire légendaire du nat qu’ils incarnent. Parmi les trente-six nat, les plus célèbres sont les « frères musulmans », Shwe Pyin Gyi et Shwe Pyin Nge. Leur histoire est liée à celle du premier empire birman et des grands rois Anawratha et Kyanzittha. Il s’agit de deux frères, dont le père était un guerrier musulman d’origine indienne, Byattha, qui contribua à la prise par Anawratha de Thaton, la capitale des Môn. Leur mère était une « ogresse » du nom de Mekuwun, qui habitait les pentes boisées du mont Popa et que Byattha, alors nommé officier bouquetier d’Anawratha, rencontra lors de ses expéditions journalières pour rapporter des fleurs fraîches. Byattha, qui oublia par trois fois ses devoirs en préférant rester avec sa famille, fut exécuté par Anawratha, qui emmena les deux enfants avec lui. Devenus généraux d’Anawratha, ces derniers le suivirent dans toutes ses campagnes victorieuses, et notamment au royaume de Nanzhao, au Yunnan. De retour de cette contrée, l’empereur demanda à tous ses généraux et soldats de poser chacun une pierre pour l’édification d’une pagode en l’honneur de cette victoire. Mais les deux frères aimaient jouer et courtiser les femmes et oublièrent de poser leur pierre. Dénoncés par Kyanzittha, petit-fils d’Anawratha et futur grand empereur, jaloux de leur succès, ils furent décapités. Un sanctuaire a été édifié en leur honneur à proximité de cette pagode, à Taungbyone, au nord de Mandalay, et, chaque été, plus d’un million et demi de personnes viennent assister aux grandes cérémonies qui leur sont dédiées. Le nat-pwe de Pakhan, près de Pakokku, est consacré, lui, à Ko Gyi Kyaw (ou U Min Kyaw), autre nat célèbre et apprécié par la population, car c’était un bon vivant, qui aimait la bonne chère, l’alcool et les femmes.
Par Jérôme Kotry
Texte extrait du livre : Birmanie, Visions d’un amoureux de la Terre d’or
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