Crète de la Bède ~ la beauté du voyage :
« Mais l’effort de l’ascension est bien récompensé. Les estives, les belles prairies d’altitude offrent un panorama fleuri qui rivalise avantageusement avec le moindre jardin paysager. Elles côtoient parfois les arêtes décharnées et offrent une touche d’humanité à ce monde minéral. C’est à l’occasion tout un flanc de montagne qui est couvert de hautes herbes et de fleurs multicolores. En altitude, les androsaces – androsaces de Vandelli ou androsaces ciliées –, aux fleurs blanches ou roses, se serrent sur elles-mêmes pour se protéger des rudes conditions climatiques. Le terme “saxifrage” regroupe des herbacées qui peuvent avoir des aspects tellement différents les unes des autres que l’on peine à les croire de la même famille. La joubarbe, petite plante grasse qui se niche sur les rochers, forme parfois, en association avec d’autres, de magnifiques rock gardens miniatures. Que dire de la gentiane jaune, aux fleurs ébouriffées qui s’étagent sur une haute tige, si on la compare à la gentiane acaule, au calice d’un bleu troublant, qui semble s’accrocher au sol ? Jaune, bleu, rose, mauve, blanc, ce n’est plus un arc-en-ciel mais une symphonie de couleurs que l’on découvre en observant les plantes qui colonisent pâturages et pierriers. Potentilles aux fleurs jaunes, renoncules alpestres aux fleurs blanches dont le cœur est d’or, astragales échevelées d’un mauve délicat? Sur les estives, au-dessus de la limite de la forêt, campanules violettes, asters en forme de marguerite mais au bleu tendre, iris et narcisses sont si nombreux qu’il est parfois difficile de ne pas les piétiner. Toutes les formes de fleurs sont présentes, rosaces, clochettes, calices, touffes, comme si les concurrents d’un concours de botanique, dotés d’une imagination débordante, s’étaient amusés à tout essayer. Des plus grandes aux plus petites, elles méritent d’être observées de près pour la poésie de leurs formes et de leurs couleurs, ainsi que pour leurs parfums.
Bien entendu, cette végétation prend des aspects différents en fonction de la saison que l’on aura choisie pour sa randonnée. En prenant la route début septembre, on évite les orages d’été : je n’en ai subi qu’un seul. L’automne est en général une belle période, à la météo paisible ; les masses d’air semblent s’endormir pour l’hiver. Qu’importe si les journées sont plus courtes, il est de toute manière difficile de marcher en été, sous le soleil de midi qui peut engendrer une fournaise dans les Pyrénées. Six à huit heures de marche suffisent à bien meubler une journée. L’automne est l’occasion de profiter de feux de camp. Les forêts se parent d’or et les premières neiges illuminent les cimes. C’est comme si la nature reprenait le dessus après avoir fait un cadeau à l’homme moderne en l’accueillant en son sein pour l’été. Les premières gelées, la neige sur les sommets, quelques bourrasques sont là pour rappeler que la montagne est un milieu hostile en hiver, où l’on ne peut que passer rapidement. Et puis les montagnes, délaissées par les touristes, sont plus tranquilles. Sauf les week-ends de beau temps. Ainsi les cabanes sont disponibles, les bivouacs sont désertés, et la pelouse vous appartient. Sur les crêtes, personne. On pourrait aussi bien explorer une contrée inconnue, si l’on arrive à faire abstraction du long sentier et de ses balises. La montagne vous appartient car ce sentiment de possession ne se développe correctement que s’il n’est pas partagé. Et lorsque, inopinément, vous croisez un autre vagabond, chacun emporte sa propre montagne, sa propre histoire.
Faut-il avouer que cette traversée des Pyrénées sur le GR10 représente aussi un petit défi personnel ? Plus exactement, c’est l’ambition de marcher sept semaines qui est la grande inconnue au départ. Pour se rassurer, il est bon de laisser ouverte l’option de s’arrêter en cours de route, si cela se révèle nécessaire. On n’est pas à l’abri d’une tendinite, d’une entorse, d’une fatigue insurmontable. Se donner cette possibilité, c’est partir le cœur léger, sans le poids d’avoir à accomplir l’aventure à tout prix. Si réussir la traversée d’une traite est une satisfaction personnelle, marcher sur le GR10 n’a rien de technique. C’est un peu comme le tour du monde à la voile en solitaire, sans escale, qui m’avait emporté durant huit mois aux confins des mers. La durée participe de la difficulté, mais surtout de la construction du voyage. Pour moi, il faut donc faire cette traversée des Pyrénées d’une traite, la prendre comme un cadeau pour mes 50 ans. L’isolement, même relatif, donne une nouvelle dimension à cette expérience, il permet de se lancer dans l’aventure tête baissée, sans se laisser influencer par le monde extérieur que l’on quitte pour quelques semaines. Faire fi des conventions, accepter le repas frugal, se satisfaire de cette vie d’homme d’une autre époque, ou d’un autre lieu. L’individu social, qui tient sa place par son comportement, ses connaissances, ses vêtements, se transforme en une sorte de vagabond, que peu de chose différencie extérieurement des autres randonneurs. Mais intérieurement, c’est le grand chamboulement.
Même si ce n’est que pour une courte durée, on peut s’imprégner d’une certaine culture nomade. Habituellement on peut être choqué, ou du moins gêné, de voir une communauté de gens du voyage s’installer quelque part, et faire comme s’ils étaient chez eux. De par notre culture et nos lois, ils ne sont pas chez eux puisqu’ils sont sur le territoire d’autrui, ou sur celui de la commune. Pourtant, de par leur propre culture, ils sont chez eux puisqu’ils ne possèdent aucun terrain. Comment pourraient-ils vivre autrement puisque de nos jours toute terre a un propriétaire ? Même si les caravanes ont remplacé les roulottes, le nomade possède peu, c’est un impératif pour pouvoir se déplacer facilement. Il en va de même pour le randonneur itinérant : il est partout chez lui, il n’hésite pas à investir la table, le banc, placé à la disposition du public. Je ne conseille pas de planter la tente au milieu d’un rond-point, mais pourquoi pas si c’est le seul lieu adéquat. Il faut accueillir le plaisir immense de cette transformation et, pour ce faire, se débarrasser de la crainte d’être jugé, jaugé, examiné. Simplement être soi-même. Et si l’on se satisfait de s’asseoir sur une souche pour mordre à pleines dents dans le saucisson, laissons-nous aller à le faire sans arrière-pensée. En ce sens, être en contact quasi permanent avec la famille, les amis, le monde que l’on a quitté, est un handicap. L’isolement permet ce détachement par rapport aux conventions. Comment vivre une aventure si différente de la vie quotidienne si l’on reste embarrassé de toutes les conventions ? À ceux qui pensent ne pas pouvoir se passer de ces liens, de ces contacts, je dirais seulement : “Essayez !” Ce que l’on croit perdre en relation humaine, perte qui n’est qu’une coupure temporaire, on le gagne sur un plan personnel grâce à la liberté que l’on acquiert. Cet apprentissage, on le conserve pour bien plus longtemps que la coupure n’a duré. »
Depuis la côte basque ~ la randonnée itinérante (p. 28-34)
À travers le Biros ~ résurgence du passé (p. 117-121)
Extrait court
« Mais l’effort de l’ascension est bien récompensé. Les estives, les belles prairies d’altitude offrent un panorama fleuri qui rivalise avantageusement avec le moindre jardin paysager. Elles côtoient parfois les arêtes décharnées et offrent une touche d’humanité à ce monde minéral. C’est à l’occasion tout un flanc de montagne qui est couvert de hautes herbes et de fleurs multicolores. En altitude, les androsaces – androsaces de Vandelli ou androsaces ciliées –, aux fleurs blanches ou roses, se serrent sur elles-mêmes pour se protéger des rudes conditions climatiques. Le terme “saxifrage” regroupe des herbacées qui peuvent avoir des aspects tellement différents les unes des autres que l’on peine à les croire de la même famille. La joubarbe, petite plante grasse qui se niche sur les rochers, forme parfois, en association avec d’autres, de magnifiques rock gardens miniatures. Que dire de la gentiane jaune, aux fleurs ébouriffées qui s’étagent sur une haute tige, si on la compare à la gentiane acaule, au calice d’un bleu troublant, qui semble s’accrocher au sol ? Jaune, bleu, rose, mauve, blanc, ce n’est plus un arc-en-ciel mais une symphonie de couleurs que l’on découvre en observant les plantes qui colonisent pâturages et pierriers. Potentilles aux fleurs jaunes, renoncules alpestres aux fleurs blanches dont le cœur est d’or, astragales échevelées d’un mauve délicat? Sur les estives, au-dessus de la limite de la forêt, campanules violettes, asters en forme de marguerite mais au bleu tendre, iris et narcisses sont si nombreux qu’il est parfois difficile de ne pas les piétiner. Toutes les formes de fleurs sont présentes, rosaces, clochettes, calices, touffes, comme si les concurrents d’un concours de botanique, dotés d’une imagination débordante, s’étaient amusés à tout essayer. Des plus grandes aux plus petites, elles méritent d’être observées de près pour la poésie de leurs formes et de leurs couleurs, ainsi que pour leurs parfums.
Bien entendu, cette végétation prend des aspects différents en fonction de la saison que l’on aura choisie pour sa randonnée. En prenant la route début septembre, on évite les orages d’été : je n’en ai subi qu’un seul. L’automne est en général une belle période, à la météo paisible ; les masses d’air semblent s’endormir pour l’hiver. Qu’importe si les journées sont plus courtes, il est de toute manière difficile de marcher en été, sous le soleil de midi qui peut engendrer une fournaise dans les Pyrénées. Six à huit heures de marche suffisent à bien meubler une journée. L’automne est l’occasion de profiter de feux de camp. Les forêts se parent d’or et les premières neiges illuminent les cimes. C’est comme si la nature reprenait le dessus après avoir fait un cadeau à l’homme moderne en l’accueillant en son sein pour l’été. Les premières gelées, la neige sur les sommets, quelques bourrasques sont là pour rappeler que la montagne est un milieu hostile en hiver, où l’on ne peut que passer rapidement. Et puis les montagnes, délaissées par les touristes, sont plus tranquilles. Sauf les week-ends de beau temps. Ainsi les cabanes sont disponibles, les bivouacs sont désertés, et la pelouse vous appartient. Sur les crêtes, personne. On pourrait aussi bien explorer une contrée inconnue, si l’on arrive à faire abstraction du long sentier et de ses balises. La montagne vous appartient car ce sentiment de possession ne se développe correctement que s’il n’est pas partagé. Et lorsque, inopinément, vous croisez un autre vagabond, chacun emporte sa propre montagne, sa propre histoire.
Faut-il avouer que cette traversée des Pyrénées sur le GR10 représente aussi un petit défi personnel ? Plus exactement, c’est l’ambition de marcher sept semaines qui est la grande inconnue au départ. Pour se rassurer, il est bon de laisser ouverte l’option de s’arrêter en cours de route, si cela se révèle nécessaire. On n’est pas à l’abri d’une tendinite, d’une entorse, d’une fatigue insurmontable. Se donner cette possibilité, c’est partir le cœur léger, sans le poids d’avoir à accomplir l’aventure à tout prix. Si réussir la traversée d’une traite est une satisfaction personnelle, marcher sur le GR10 n’a rien de technique. C’est un peu comme le tour du monde à la voile en solitaire, sans escale, qui m’avait emporté durant huit mois aux confins des mers. La durée participe de la difficulté, mais surtout de la construction du voyage. Pour moi, il faut donc faire cette traversée des Pyrénées d’une traite, la prendre comme un cadeau pour mes 50 ans. L’isolement, même relatif, donne une nouvelle dimension à cette expérience, il permet de se lancer dans l’aventure tête baissée, sans se laisser influencer par le monde extérieur que l’on quitte pour quelques semaines. Faire fi des conventions, accepter le repas frugal, se satisfaire de cette vie d’homme d’une autre époque, ou d’un autre lieu. L’individu social, qui tient sa place par son comportement, ses connaissances, ses vêtements, se transforme en une sorte de vagabond, que peu de chose différencie extérieurement des autres randonneurs. Mais intérieurement, c’est le grand chamboulement.
Même si ce n’est que pour une courte durée, on peut s’imprégner d’une certaine culture nomade. Habituellement on peut être choqué, ou du moins gêné, de voir une communauté de gens du voyage s’installer quelque part, et faire comme s’ils étaient chez eux. De par notre culture et nos lois, ils ne sont pas chez eux puisqu’ils sont sur le territoire d’autrui, ou sur celui de la commune. Pourtant, de par leur propre culture, ils sont chez eux puisqu’ils ne possèdent aucun terrain. Comment pourraient-ils vivre autrement puisque de nos jours toute terre a un propriétaire ? Même si les caravanes ont remplacé les roulottes, le nomade possède peu, c’est un impératif pour pouvoir se déplacer facilement. Il en va de même pour le randonneur itinérant : il est partout chez lui, il n’hésite pas à investir la table, le banc, placé à la disposition du public. Je ne conseille pas de planter la tente au milieu d’un rond-point, mais pourquoi pas si c’est le seul lieu adéquat. Il faut accueillir le plaisir immense de cette transformation et, pour ce faire, se débarrasser de la crainte d’être jugé, jaugé, examiné. Simplement être soi-même. Et si l’on se satisfait de s’asseoir sur une souche pour mordre à pleines dents dans le saucisson, laissons-nous aller à le faire sans arrière-pensée. En ce sens, être en contact quasi permanent avec la famille, les amis, le monde que l’on a quitté, est un handicap. L’isolement permet ce détachement par rapport aux conventions. Comment vivre une aventure si différente de la vie quotidienne si l’on reste embarrassé de toutes les conventions ? À ceux qui pensent ne pas pouvoir se passer de ces liens, de ces contacts, je dirais seulement : “Essayez !” Ce que l’on croit perdre en relation humaine, perte qui n’est qu’une coupure temporaire, on le gagne sur un plan personnel grâce à la liberté que l’on acquiert. Cet apprentissage, on le conserve pour bien plus longtemps que la coupure n’a duré. »
(p. 162-166)
Depuis la côte basque ~ la randonnée itinérante (p. 28-34)
À travers le Biros ~ résurgence du passé (p. 117-121)
Extrait court