Carnets de Guyane, En descendant le Maroni
Christian Dedet
Le bouillon d’awara, l’un des points forts de la gastronomie guyanaise, serait doué de vertus secrètes : les dames du pays le préparent, dit-on, à l’intention de ceux qu’elles voudraient retenir sur leurs rivages. Ainsi, autrefois, à l’instigation du sorcier Montabo, une princesse Belèm aurait conquis, au bénéfice de Cayenne, le cœur du fils de Cépéron, roi des Indiens galibis. Christian Dedet, dont on lira ici les carnets tenus lors de plusieurs séjours, aurait-il subi un sortilège identique? au point de s’être pris de passion pour cette merveilleuse terre de Guyane ? Il en trace le vivant portrait à un tournant de son histoire – les années 1980 et depuis – entre nostalgies passéistes et violences du présent, mais toujours dans la beauté, dans l’ardeur de ses fêtes, dans la diversité de ses peuples.
Le lecteur le suivra, des localités d’orpailleurs enfouies dans ? l’enfer vert », comme Saül, ou assises au bord du Nouveau Monde, comme Maripasoula. Il ressuscitera avec lui de grandes figures qui ont marqué l’histoire de la forêt ou celle de ce département français à nul autre pareil : du sulfureux Jean Galmot, dans les années 1930, au jeune et infortuné Raymond Maufrais, dans les années 1950. Avant de parcourir les îles du Salut et les vestiges du camp de la Transportation (oui? feu le Bagne !), il évoquera le petit monde si pittoresque et bon de Saint-Laurent-du-Maroni ; pourquoi pas aussi Mère Marie Javouhet (un ? grand homme », avait dit d’elle Louis-Philippe), fondatrice de la léproserie de l’Acarouany?
Mais dès son premier voyage, notre auteur ne pouvait résister à la tentation d’une descente du Maroni, l’un des grands fleuves sud-américains, après l’Amazone et l’Orénoque. Expédition depuis le haut territoire de l’Inini jusqu’au gigantesque estuaire : 1 500 kilomètres en pirogue, avec huit compagnons de fortune, plus le ? takariste » Amani, le motoriste Napoléon, franchissant la totalité des sauts et rapides, y compris les redoutables abattis Cottica ! Merveille des réveils sous le carbet de l’Indien, avec le chant des coqs et les premières fumées. Passionnants séjours en villages wayanas, quand ce ne fut plus loin, plus bas, après des labyrinthes d’îles, les haltes chez ces peuples noirs du fleuve que sont les Bosch et les Boni.
Le voyage se vit au cours des longues marches en forêt, il se distille pendant les longues heures de navigation, dans la grâce ou les souffrances du moment. Mais plus tard, pourtant, vient le ? second regard » sur ce qui a touché, ému : les reflets du kaléidoscope bougent. Les dramaturgies locales survivent à la curiosité, on les réévalue? ? Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires? » La plus noble ?? assurément la mission de sauvegarde d’André Cognat, chez les Indiens de l’Inini, depuis un demi-siècle maintenant : Cognat devenu le Blanc wayana, adopté jadis par le chef Malavate, ayant fondé une famille et le village d’Antecume où convergent aujourd’hui toutes les interrogations sur l’avenir des peuples amérindiens. Survivance ou assimilation ? Comment sauver de l’inexorable cette part si vulnérable de la beauté du monde ?