Au Lapin agile :
« À Montmartre, tous les soirs, sauf le lundi, un petit groupe se rĂ©unit au numĂ©ro 22 de la rue des Saules, devant la porte du Lapin agile. Ce sont des Parisiens, des banlieusards, des provinciaux, des Belges, des Suisses, des Espagnols, des Portugais, des QuĂ©bĂ©cois, des Nord- et des Sud-AmĂ©ricains, des Japonais? Certains sont unis par les liens familiaux, d’autres par ceux de l’amitiĂ© ou de l’amour, mais la plupart ne se sont jamais rencontrĂ©s auparavant. Après cette soirĂ©e, ils repartiront chez eux et ne se reverront probablement plus jamais. Les membres de cette rĂ©union cosmopolite se classent en deux catĂ©gories. Honneur aux anciens, j’Ă©voquerai d’abord les InitiĂ©s. Ils viennent là depuis longtemps. Ils aiment la chanson française. Dans ce cabaret, elle se chante depuis cent cinquante ans, avec passion, jusqu’à 2 heures du matin. Ils savent que les soirĂ©es s’y nomment veillĂ©es et en connaissent tous les rites. Dans les campagnes, les veillĂ©es permettaient aux familles et à leur voisinage de se rassembler après le dĂ®ner. Les histoires du village, les contes et les chansons occupaient tous ces gens jusqu’à l’heure du coucher. Ici, la famille se compose de chanteurs, d’acteurs, de poètes, de musiciens et elle invite ses voisins du monde entier à parcourir la moitiĂ© de la nuit. Un InitiĂ© se reconnaĂ®t par le regard complice qu’il pose sur les chanteurs et par sa facilitĂ© à reprendre tous les chœurs des chansons folkloriques. À l’inverse, les Profanes sont plus rĂ©servĂ©s. S’ils n’arrivent pas dans ce lieu sur les conseils avisĂ©s d’un guide touristique ou d’un ami, ils s’y arrĂŞtent par hasard : en montant la rue des Saules, ils sont surpris par le charme rustique d’une maisonnette aux murs roses à l’angle de la rue Saint-Vincent et s’attardent. Juste en face, un plant de vigne presque champĂŞtre. Les Profanes peuvent douter d’ĂŞtre encore dans Paris ! PoussĂ©s par la curiositĂ©, ils frappent à la porte et entrent.
La salle dans laquelle ils sont invitĂ©s à s’asseoir mesure à peu près 30 mètres carrĂ©s et ne comporte pas de scène. Dans les cabarets, rien ne sĂ©pare les artistes du public. Les spectateurs appartiennent à la mise en scène. Profanes et InitiĂ©s s’installent sur des tabourets ou des bancs de bois. Nous leur proposons à boire. Les verres sont posĂ©s sur de vieilles tables couvertes d’inscriptions, que d’anciens spectateurs ont gravĂ©es au couteau. Par un prĂ©nom, par des initiales ou un vague dessin, ils ont laissĂ©, pour des dizaines d’annĂ©es, une trace de leur passage. AccrochĂ©s aux murs, des tableaux parlent de Picasso, de Toulouse-Lautrec, de Bruant, de FrĂ©dĂ©? À travers ces peintures, on respire l’atmosphère du vieux Montmartre, celui des poulbots, des marlous et des guinguettes. Le pianiste joue des airs anciens. Les artistes montent dans la salle et s’attablent. La petite troupe entame la veillĂ©e avec les chansons du rĂ©pertoire français. Du Moyen Ă‚ge au XXe siècle, elle passe en revue tous les airs qui hantent la mĂ©moire collective. Peu à peu, Profanes et InitiĂ©s oublient qu’ils sont à Montmartre et que le temps continue sa course. Seul compte le plaisir d’Ă©couter et de chanter, et rien ne vient troubler cette dĂ©licieuse perte de repères, si ce n’est l’inquiĂ©tude de rater le dernier mĂ©tro. À la fin de la veillĂ©e, les spectateurs restants sortent du Lapin agile. AbreuvĂ©s d’Ă©motions, ils se retrouvent dans la rue, un peu perdus et engourdis. Ils se rendent compte qu’ils n’ont jamais quittĂ© Paris et rentrent chez eux, la tĂŞte pleine de chansons. Les artistes aussi retournent chez eux, la chemise trempĂ©e de sueur. Quant à moi, je n’ai plus qu’une seule idĂ©e : dormir ! »
Ça danse à la Mouffe (p. 34-38)
Un vaste patrimoine (p. 78-81)
Extrait court
« À Montmartre, tous les soirs, sauf le lundi, un petit groupe se rĂ©unit au numĂ©ro 22 de la rue des Saules, devant la porte du Lapin agile. Ce sont des Parisiens, des banlieusards, des provinciaux, des Belges, des Suisses, des Espagnols, des Portugais, des QuĂ©bĂ©cois, des Nord- et des Sud-AmĂ©ricains, des Japonais? Certains sont unis par les liens familiaux, d’autres par ceux de l’amitiĂ© ou de l’amour, mais la plupart ne se sont jamais rencontrĂ©s auparavant. Après cette soirĂ©e, ils repartiront chez eux et ne se reverront probablement plus jamais. Les membres de cette rĂ©union cosmopolite se classent en deux catĂ©gories. Honneur aux anciens, j’Ă©voquerai d’abord les InitiĂ©s. Ils viennent là depuis longtemps. Ils aiment la chanson française. Dans ce cabaret, elle se chante depuis cent cinquante ans, avec passion, jusqu’à 2 heures du matin. Ils savent que les soirĂ©es s’y nomment veillĂ©es et en connaissent tous les rites. Dans les campagnes, les veillĂ©es permettaient aux familles et à leur voisinage de se rassembler après le dĂ®ner. Les histoires du village, les contes et les chansons occupaient tous ces gens jusqu’à l’heure du coucher. Ici, la famille se compose de chanteurs, d’acteurs, de poètes, de musiciens et elle invite ses voisins du monde entier à parcourir la moitiĂ© de la nuit. Un InitiĂ© se reconnaĂ®t par le regard complice qu’il pose sur les chanteurs et par sa facilitĂ© à reprendre tous les chœurs des chansons folkloriques. À l’inverse, les Profanes sont plus rĂ©servĂ©s. S’ils n’arrivent pas dans ce lieu sur les conseils avisĂ©s d’un guide touristique ou d’un ami, ils s’y arrĂŞtent par hasard : en montant la rue des Saules, ils sont surpris par le charme rustique d’une maisonnette aux murs roses à l’angle de la rue Saint-Vincent et s’attardent. Juste en face, un plant de vigne presque champĂŞtre. Les Profanes peuvent douter d’ĂŞtre encore dans Paris ! PoussĂ©s par la curiositĂ©, ils frappent à la porte et entrent.
La salle dans laquelle ils sont invitĂ©s à s’asseoir mesure à peu près 30 mètres carrĂ©s et ne comporte pas de scène. Dans les cabarets, rien ne sĂ©pare les artistes du public. Les spectateurs appartiennent à la mise en scène. Profanes et InitiĂ©s s’installent sur des tabourets ou des bancs de bois. Nous leur proposons à boire. Les verres sont posĂ©s sur de vieilles tables couvertes d’inscriptions, que d’anciens spectateurs ont gravĂ©es au couteau. Par un prĂ©nom, par des initiales ou un vague dessin, ils ont laissĂ©, pour des dizaines d’annĂ©es, une trace de leur passage. AccrochĂ©s aux murs, des tableaux parlent de Picasso, de Toulouse-Lautrec, de Bruant, de FrĂ©dĂ©? À travers ces peintures, on respire l’atmosphère du vieux Montmartre, celui des poulbots, des marlous et des guinguettes. Le pianiste joue des airs anciens. Les artistes montent dans la salle et s’attablent. La petite troupe entame la veillĂ©e avec les chansons du rĂ©pertoire français. Du Moyen Ă‚ge au XXe siècle, elle passe en revue tous les airs qui hantent la mĂ©moire collective. Peu à peu, Profanes et InitiĂ©s oublient qu’ils sont à Montmartre et que le temps continue sa course. Seul compte le plaisir d’Ă©couter et de chanter, et rien ne vient troubler cette dĂ©licieuse perte de repères, si ce n’est l’inquiĂ©tude de rater le dernier mĂ©tro. À la fin de la veillĂ©e, les spectateurs restants sortent du Lapin agile. AbreuvĂ©s d’Ă©motions, ils se retrouvent dans la rue, un peu perdus et engourdis. Ils se rendent compte qu’ils n’ont jamais quittĂ© Paris et rentrent chez eux, la tĂŞte pleine de chansons. Les artistes aussi retournent chez eux, la chemise trempĂ©e de sueur. Quant à moi, je n’ai plus qu’une seule idĂ©e : dormir ! »
(p. 64-67)
Ça danse à la Mouffe (p. 34-38)
Un vaste patrimoine (p. 78-81)
Extrait court