Ça danse à la Mouffe :
« Paris, rue Mouffetard, un dimanche à 11 heures du matin. Du bas de la rue, le parvis de l’Ă©glise Saint-MĂ©dard, montent entre Ă©tals de fromages et Ă©ventaires de fruits et lĂ©gumes le son d’un accordĂ©on et la voix d’une femme amplifiĂ©e par des enceintes. Elle interprète Mon amant de Saint-Jean, ce mini-drame en trois couplets que chanta Lucienne Delyle pendant la Seconde Guerre mondiale. Au refrain, on discerne la voix de plusieurs chanteurs : habitants du quartier et promeneurs occasionnels se rassemblent un moment autour des grands succès du XXe siècle. La sĂ©lection, à vrai dire, dĂ©passe rarement les annĂ©es 1960 : La Java bleue, À la Bastille, La Vie en rose, La Bohème, La Mauvaise RĂ©putation, Un gamin de Paris, La Complainte de la Butte, C’est un mauvais garçon? Debout sous un parasol vert, un accordĂ©oniste dirige avec entrain cette chorale impromptue, oĂą se mĂ©langent, tant bien que mal, les voix des habituĂ©s à celles des gens de passage.
Les organisateurs de cette “chorale du dimanche” distribuent des feuillets sur lesquels sont inscrits les textes des chansons. Jadis, on les nommait des “imprimĂ©s” ; ils furent le premier mode de fixation et de diffusion de l’art de la chanson. Chacun d’entre eux portait la mention “Sur l’air de?”. Cette indication suffisait pour chanter les paroles, car la mĂ©lodie, traditionnelle ou à la mode, Ă©tait connue de tous. Ces mĂ©lodies s’appelaient des “timbres”. Ainsi, sur la mĂ©lodie de J’ai du bon tabac, qui remonte au XVIIIe siècle, on chantait dans le Val-de-Loire : “Tout le long du bois/J’embrassai Jeannette/Tout le long du bois/J’l’embrassai trois fois”. Une fois que les textes furent fixĂ©s sur le support du papier, ils purent – proportionnellement au recul de l’analphabĂ©tisme – ĂŞtre vendus par les colporteurs, les marchands de journaux et les chanteurs des rues.
Les choristes amateurs de la rue Mouffetard perpĂ©tuent donc sans toujours le savoir une vieille tradition, et confirment l’une des caractĂ©ristiques principales de la chanson : la musique se retient plus facilement que le texte. La raison en est qu’elle prend toujours la forme d’un motif court et cyclique. SchĂ©matiquement, on peut dire que le compositeur Ă©crit un thème qui colle au premier couplet, puis le rĂ©utilise quand vient le deuxième, si bien que les paroles Ă©voluent, mais pas la musique. Un principe d’autonomie et de rĂ©pĂ©tition mĂ©lodiques qui provoque le double plaisir de l’attente et de la satisfaction de cette attente chez l’auditeur qui parcourt un chemin dont le dĂ©roulement est tracĂ© dès les premières notes.
Pendant ces matinĂ©es dominicales, un bal s’improvise. Des couples se forment le temps d’une valse, d’un fox-trot ou d’une java : en plus de la mĂ©lodie, le rythme de l’accompagnement, sa pulsation, s’inscrivent dans leur mĂ©moire corporelle. D’ailleurs, quand une chanson monte à nos lèvres, si les mots nous manquent nous fredonnons la mĂ©lodie, et remplaçons les mots manquants par des onomatopĂ©es : “Parfois on change un mot, une phrase/Et quand on est à court d’idĂ©es/On fait lalalalalala”, prĂ©cisait malicieusement Charles Trenet dans L’Ă‚me des poètes. Puis nous claquons des doigts, tapons du pied pour marquer la mesure, comme dans ces concerts oĂą le public applaudit en rythme. Cela ressemble au dĂ©but d’une chorĂ©graphie. RĂ©ussir à faire danser les auditeurs d’une chanson est toujours un gage de popularitĂ©. Le succès planĂ©taire de Michael Jackson tient en partie à cet usage de la pulsation qu’il transcenda en s’appropriant des pas de danse, que ses adorateurs cherchaient à reprendre. De cette manière ses chansons s’insinuaient encore plus facilement dans les mĂ©moires. La mĂ©lodie d’une chanson ne s’oublie jamais ; elle se grave dans la mĂ©moire de l’auditeur, à son insu ! Tout auteur sait du reste que son travail doit s’articuler autour de cet impĂ©ratif ; il n’y a pas pour lui de compliment plus grisant que : “Ta rengaine a tournĂ© dans ma tĂŞte toute la journĂ©e? je te maudis !” »
Au Lapin agile (p. 64-67)
Un vaste patrimoine (p. 78-81)
Extrait court
« Paris, rue Mouffetard, un dimanche à 11 heures du matin. Du bas de la rue, le parvis de l’Ă©glise Saint-MĂ©dard, montent entre Ă©tals de fromages et Ă©ventaires de fruits et lĂ©gumes le son d’un accordĂ©on et la voix d’une femme amplifiĂ©e par des enceintes. Elle interprète Mon amant de Saint-Jean, ce mini-drame en trois couplets que chanta Lucienne Delyle pendant la Seconde Guerre mondiale. Au refrain, on discerne la voix de plusieurs chanteurs : habitants du quartier et promeneurs occasionnels se rassemblent un moment autour des grands succès du XXe siècle. La sĂ©lection, à vrai dire, dĂ©passe rarement les annĂ©es 1960 : La Java bleue, À la Bastille, La Vie en rose, La Bohème, La Mauvaise RĂ©putation, Un gamin de Paris, La Complainte de la Butte, C’est un mauvais garçon? Debout sous un parasol vert, un accordĂ©oniste dirige avec entrain cette chorale impromptue, oĂą se mĂ©langent, tant bien que mal, les voix des habituĂ©s à celles des gens de passage.
Les organisateurs de cette “chorale du dimanche” distribuent des feuillets sur lesquels sont inscrits les textes des chansons. Jadis, on les nommait des “imprimĂ©s” ; ils furent le premier mode de fixation et de diffusion de l’art de la chanson. Chacun d’entre eux portait la mention “Sur l’air de?”. Cette indication suffisait pour chanter les paroles, car la mĂ©lodie, traditionnelle ou à la mode, Ă©tait connue de tous. Ces mĂ©lodies s’appelaient des “timbres”. Ainsi, sur la mĂ©lodie de J’ai du bon tabac, qui remonte au XVIIIe siècle, on chantait dans le Val-de-Loire : “Tout le long du bois/J’embrassai Jeannette/Tout le long du bois/J’l’embrassai trois fois”. Une fois que les textes furent fixĂ©s sur le support du papier, ils purent – proportionnellement au recul de l’analphabĂ©tisme – ĂŞtre vendus par les colporteurs, les marchands de journaux et les chanteurs des rues.
Les choristes amateurs de la rue Mouffetard perpĂ©tuent donc sans toujours le savoir une vieille tradition, et confirment l’une des caractĂ©ristiques principales de la chanson : la musique se retient plus facilement que le texte. La raison en est qu’elle prend toujours la forme d’un motif court et cyclique. SchĂ©matiquement, on peut dire que le compositeur Ă©crit un thème qui colle au premier couplet, puis le rĂ©utilise quand vient le deuxième, si bien que les paroles Ă©voluent, mais pas la musique. Un principe d’autonomie et de rĂ©pĂ©tition mĂ©lodiques qui provoque le double plaisir de l’attente et de la satisfaction de cette attente chez l’auditeur qui parcourt un chemin dont le dĂ©roulement est tracĂ© dès les premières notes.
Pendant ces matinĂ©es dominicales, un bal s’improvise. Des couples se forment le temps d’une valse, d’un fox-trot ou d’une java : en plus de la mĂ©lodie, le rythme de l’accompagnement, sa pulsation, s’inscrivent dans leur mĂ©moire corporelle. D’ailleurs, quand une chanson monte à nos lèvres, si les mots nous manquent nous fredonnons la mĂ©lodie, et remplaçons les mots manquants par des onomatopĂ©es : “Parfois on change un mot, une phrase/Et quand on est à court d’idĂ©es/On fait lalalalalala”, prĂ©cisait malicieusement Charles Trenet dans L’Ă‚me des poètes. Puis nous claquons des doigts, tapons du pied pour marquer la mesure, comme dans ces concerts oĂą le public applaudit en rythme. Cela ressemble au dĂ©but d’une chorĂ©graphie. RĂ©ussir à faire danser les auditeurs d’une chanson est toujours un gage de popularitĂ©. Le succès planĂ©taire de Michael Jackson tient en partie à cet usage de la pulsation qu’il transcenda en s’appropriant des pas de danse, que ses adorateurs cherchaient à reprendre. De cette manière ses chansons s’insinuaient encore plus facilement dans les mĂ©moires. La mĂ©lodie d’une chanson ne s’oublie jamais ; elle se grave dans la mĂ©moire de l’auditeur, à son insu ! Tout auteur sait du reste que son travail doit s’articuler autour de cet impĂ©ratif ; il n’y a pas pour lui de compliment plus grisant que : “Ta rengaine a tournĂ© dans ma tĂŞte toute la journĂ©e? je te maudis !” »
(p. 34-38)
Au Lapin agile (p. 64-67)
Un vaste patrimoine (p. 78-81)
Extrait court