Flânerie – L’heure de tous les regards :
« Il est 19 heures, et le soir tombe sur la Méditerranée. La lumière baisse, la chaleur aussi. À Naples, Athènes, Séville, on en profite pour prendre un peu le frais : un tabouret en osier, une chaise en bois, un banc public, et la rue devient une annexe de la maison. Sur les campi de Venise, de petits attroupements se forment, où tous ont un verre à la main : c’est l’heure du spritz, l’apéro local. La Strada Nova, seule rue large et à peu près rectiligne de la ville, s’ouvre à la passeggiata. Prenez-la à un bout pour avoir toute la longueur devant vous, et marchez l’air de rien. Un peu moins vite : ce n’est pas la destination qui compte, c’est le chemin. Pas trop lentement non plus, sans quoi vous risqueriez de paraître désœuvré. Tout est dans la cadence : résolue mais disponible, absorbée mais décontractée. En version espagnole, ça se passe sur les Ramblas de Barcelone et ça s’appelle le paseo. Arrivé à l’autre bout, faites demi-tour et recommencez en sens inverse. Combien d’allers-retours ? Tout dépend de la distance à parcourir. Le Stradun de Dubrovnik en mérite au moins six ou sept, tandis que l’interminable corniche de Beyrouth se contentera d’un seul passage. À moins d’opter pour le vélo. Mais attention, ça monte, et il faudra éviter joggers et rollers qui, walkman aux oreilles, resteront sourds à vos coups de sonnette. Sur le mail d’Alexandrie, étiré d’un bout à l’autre de la baie, vous devrez choisir : marcher vers la gauche ou la droite ? Vers le fort de Qaït Bey et le phare disparu, ou vers la toute nouvelle Bibliotheca Alexandrina, reconstruite à l’emplacement de son illustrissime ancêtre ? Et pour le retour : côté ville ou côté mer ?
Sachez vous ménager des pauses. Les carrioles des marchands ambulants ne sont pas disposées au hasard : l’intervalle entre chacune correspond pile à la durée du cornet de graines de tournesol ou de l’épi de maïs grillé. Si vous avez fini avant d’atteindre la suivante, c’est que vous marchez trop lentement. Ou que vous mangez trop vite. Mais il faut une certaine dextérité pour décortiquer les pépites d’une main en tenant le cornet de l’autre. Sur l’avenue Pasteur, à Tanger, vous pourrez suivre à la trace le parcours des promeneurs : une Voie lactée d’écales blanches tapisse les trottoirs – les graines de courge ont la faveur des Marocains. Variante tunisienne : les pois chiches grillés. Syrienne : les amandes encore vertes. Égyptienne : les fèves bouillies salées et les patates douces orangées qui se dégustent tièdes dans du papier-alu. Et partout, les cocktails de fruits pressés à composer selon votre humeur.
Faites donc voir comment vous êtes habillé ? Comme pour l’allure de la marche, il faut savoir conjuguer élégance et désinvolture. Si vous êtes une adolescente croate, on ne doit pas se douter de l’heure et demie que vous avez passée dans votre salle de bains avant de descendre sur la Riva de Split ; si vous êtes un jeune Stambouliote, ne forcez pas la dose de gomina et d’eau de Cologne pour aller parader sur l’avenue Istiklal. Les femmes voilées sauront tirer parti des contraintes en concentrant leurs efforts sur certains détails significatifs : la couleur du foulard assortie au sac et aux chaussures, ou le choix de l’épingle qui le retient, discrète touche de raffinement à laquelle les connaisseurs seront sensibles. Choisissez avec soin votre compagnie : en couple s’il y a lieu, en groupes unisexes pour les célibataires, jamais seul. Dans les pays arabes, les filles se tiendront à distance des garçons mais feront bon usage des regards : le regard qui fixe, le regard qui ignore, le regard qui fuit. Elles s’appliqueront à pouffer de rire de temps en temps pour signifier qu’au fond, tout cela n’a aucune importance. Les garçons, pour leur faire plaisir, feindront au contraire que ça en a beaucoup.
Flânerie ne rime pas avec ennui. Pour peu que vous ayez le sens de l’observation, le spectacle de la rue vous offrira de quoi vous divertir. Vous vous demandez ce qui peut bien captiver ces groupes d’hommes sur cette place de Sarajevo ? Approchez-vous ! Ce sont des parties d’échecs en plein air : trente spectateurs pour deux joueurs. Même ratio autour des tables de backgammon à Alep ou Athènes. Au Caire, vous entendrez claquer les dominos avec une rapidité qui vous fera abandonner l’idée que c’est un jeu pour les enfants. Les plus téméraires pourront faire un tour de grande roue sur la place principale de Tirana, bien que la plus impressionnante soit celle au bas de la corniche de Beyrouth : tournez la tête d’un côté et vous verrez la mer, tournez-la de l’autre et vous dominerez toute la ville. Et bien sûr, pour immortaliser l’instant, n’hésitez pas à faire appel aux services d’un photographe public. Celui de la place Verte, à Tripoli, vous fera avantageusement poser sur une balancelle fleurie, avec pour figurante une gazelle tenue en laisse à vos pieds. »
Table – Le sarment, le rameau et l’épi (p. 26-31)
Identités – Un passé qui ne passe pas (p. 80-85)
Extrait court
« Il est 19 heures, et le soir tombe sur la Méditerranée. La lumière baisse, la chaleur aussi. À Naples, Athènes, Séville, on en profite pour prendre un peu le frais : un tabouret en osier, une chaise en bois, un banc public, et la rue devient une annexe de la maison. Sur les campi de Venise, de petits attroupements se forment, où tous ont un verre à la main : c’est l’heure du spritz, l’apéro local. La Strada Nova, seule rue large et à peu près rectiligne de la ville, s’ouvre à la passeggiata. Prenez-la à un bout pour avoir toute la longueur devant vous, et marchez l’air de rien. Un peu moins vite : ce n’est pas la destination qui compte, c’est le chemin. Pas trop lentement non plus, sans quoi vous risqueriez de paraître désœuvré. Tout est dans la cadence : résolue mais disponible, absorbée mais décontractée. En version espagnole, ça se passe sur les Ramblas de Barcelone et ça s’appelle le paseo. Arrivé à l’autre bout, faites demi-tour et recommencez en sens inverse. Combien d’allers-retours ? Tout dépend de la distance à parcourir. Le Stradun de Dubrovnik en mérite au moins six ou sept, tandis que l’interminable corniche de Beyrouth se contentera d’un seul passage. À moins d’opter pour le vélo. Mais attention, ça monte, et il faudra éviter joggers et rollers qui, walkman aux oreilles, resteront sourds à vos coups de sonnette. Sur le mail d’Alexandrie, étiré d’un bout à l’autre de la baie, vous devrez choisir : marcher vers la gauche ou la droite ? Vers le fort de Qaït Bey et le phare disparu, ou vers la toute nouvelle Bibliotheca Alexandrina, reconstruite à l’emplacement de son illustrissime ancêtre ? Et pour le retour : côté ville ou côté mer ?
Sachez vous ménager des pauses. Les carrioles des marchands ambulants ne sont pas disposées au hasard : l’intervalle entre chacune correspond pile à la durée du cornet de graines de tournesol ou de l’épi de maïs grillé. Si vous avez fini avant d’atteindre la suivante, c’est que vous marchez trop lentement. Ou que vous mangez trop vite. Mais il faut une certaine dextérité pour décortiquer les pépites d’une main en tenant le cornet de l’autre. Sur l’avenue Pasteur, à Tanger, vous pourrez suivre à la trace le parcours des promeneurs : une Voie lactée d’écales blanches tapisse les trottoirs – les graines de courge ont la faveur des Marocains. Variante tunisienne : les pois chiches grillés. Syrienne : les amandes encore vertes. Égyptienne : les fèves bouillies salées et les patates douces orangées qui se dégustent tièdes dans du papier-alu. Et partout, les cocktails de fruits pressés à composer selon votre humeur.
Faites donc voir comment vous êtes habillé ? Comme pour l’allure de la marche, il faut savoir conjuguer élégance et désinvolture. Si vous êtes une adolescente croate, on ne doit pas se douter de l’heure et demie que vous avez passée dans votre salle de bains avant de descendre sur la Riva de Split ; si vous êtes un jeune Stambouliote, ne forcez pas la dose de gomina et d’eau de Cologne pour aller parader sur l’avenue Istiklal. Les femmes voilées sauront tirer parti des contraintes en concentrant leurs efforts sur certains détails significatifs : la couleur du foulard assortie au sac et aux chaussures, ou le choix de l’épingle qui le retient, discrète touche de raffinement à laquelle les connaisseurs seront sensibles. Choisissez avec soin votre compagnie : en couple s’il y a lieu, en groupes unisexes pour les célibataires, jamais seul. Dans les pays arabes, les filles se tiendront à distance des garçons mais feront bon usage des regards : le regard qui fixe, le regard qui ignore, le regard qui fuit. Elles s’appliqueront à pouffer de rire de temps en temps pour signifier qu’au fond, tout cela n’a aucune importance. Les garçons, pour leur faire plaisir, feindront au contraire que ça en a beaucoup.
Flânerie ne rime pas avec ennui. Pour peu que vous ayez le sens de l’observation, le spectacle de la rue vous offrira de quoi vous divertir. Vous vous demandez ce qui peut bien captiver ces groupes d’hommes sur cette place de Sarajevo ? Approchez-vous ! Ce sont des parties d’échecs en plein air : trente spectateurs pour deux joueurs. Même ratio autour des tables de backgammon à Alep ou Athènes. Au Caire, vous entendrez claquer les dominos avec une rapidité qui vous fera abandonner l’idée que c’est un jeu pour les enfants. Les plus téméraires pourront faire un tour de grande roue sur la place principale de Tirana, bien que la plus impressionnante soit celle au bas de la corniche de Beyrouth : tournez la tête d’un côté et vous verrez la mer, tournez-la de l’autre et vous dominerez toute la ville. Et bien sûr, pour immortaliser l’instant, n’hésitez pas à faire appel aux services d’un photographe public. Celui de la place Verte, à Tripoli, vous fera avantageusement poser sur une balancelle fleurie, avec pour figurante une gazelle tenue en laisse à vos pieds. »
(p. 60-63)
Table – Le sarment, le rameau et l’épi (p. 26-31)
Identités – Un passé qui ne passe pas (p. 80-85)
Extrait court