Collection « La clé des champs »

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Couverture
Table – Le sarment, le rameau et l’épi :

« Il y a de cela fort longtemps, Cécrops, roi de l’Attique, fonda une ville nouvelle. Comme Athéna et Poséidon se querellaient pour en être les protecteurs, Cécrops résolut de les départager en leur lançant un défi : que chacun fasse un don à la ville, et celui dont l’offrande serait jugée la plus utile en deviendrait le patron. Poséidon, dieu de la Mer, brandit alors son trident et fit surgir un cheval impétueux. Athéna, déesse de la Sagesse, se baissa quant à elle pour toucher la terre d’où sortit un arbre éternel, aux propriétés nourrissantes et curatives. L’olivier, car tel était cet arbre, fut déclaré “le don le plus utile à l’humanité”, et Athéna obtint ainsi la protection de la ville qui porte toujours son nom : Athènes.
Si l’on ne devait retenir qu’un seul dénominateur commun à tous les pays de la Méditerranée, ce serait celui-là : l’olivier, dont le feuillage argenté recouvre les plaines et les collines. Il est le marqueur incontestable, objectif, quantifiable du monde méditerranéen. Originaire d’Asie Mineure, il a sans doute été domestiqué dès le IVe millénaire avant J.-C., et sous l’Empire romain l’oléiculture était déjà répandue dans tout le Bassin. Aujourd’hui, la Méditerranée concentre 90 % des oliviers cultivés dans le monde. Ce n’est donc pas qu’un mythe, un symbole de paix un peu éventé dans cette région du globe si souvent déchirée par les conflits, mais une réalité qui façonne les paysages et les habitudes alimentaires. Voyager un an autour de la Méditerranée, c’est avoir toujours un olivier dans son champ de vision, et de l’huile d’olive dans son assiette.
Il faut y ajouter le blé et la vigne pour obtenir la sainte trinité du régime méditerranéen. L’islam étant passé par-là, les pays musulmans se privent désormais de vin et n’ont gardé que deux de ces trois piliers traditionnels. Nous avons pourtant trouvé du vin partout, qu’il soit officiellement destiné aux touristes ou bien que la présence d’une minorité chrétienne, comme en Égypte ou en Syrie, justifie sa production et sa commercialisation. En Égypte, nous avons apprécié le rouge Omar Khayyam, du nom du grand poète persan du XIe siècle qui chantait les louanges du vin et de l’amour. En Syrie, c’est à Maaloula, village araméen au nord de Damas, que nous avons fait provision d’un vin doux local. Il n’y a guère qu’en Libye que l’interdit semble respecté à la lettre : impossible de dénicher une goutte d’alcool, même dans les hôtels cinq étoiles réservés à une clientèle internationale d’hommes d’affaires. Personnellement ça ne m’a pas manqué, je peux très bien me passer de vin en voyage. Mais les nombreux expatriés qui travaillent pour les compagnies pétrolières ne le voient pas de cet œil-là. Il faut dire qu’ils mènent une vie plutôt austère et doivent rapidement s’ennuyer, la Libye n’offrant pas une folle palette de divertissements. Un Autrichien nous a raconté sous le sceau du secret que les expatriés européens organisaient entre eux un concours de vin maison : ils achètent des centaines de kilos de raisin et fabriquent leur propre vin en toute clandestinité, dans la baignoire. Une fois par an a lieu une dégustation pour élire le meilleur cru, au cours d’une garden-party bien arrosée. Celui que nous avons goûté n’était pas médaille d’or, et pour tout dire je préfère l’abstinence à ce genre de piquette !
Quant au blé, c’est la base de la cuisine méditerranéenne, décliné en pâtes, pizzas, couscous marocain ou taboulé libanais, feuille des bricks tunisiens ou pâte filo des baklavas grecs, burek turcs répandus dans tous les Balkans par l’Empire ottoman, pour ne citer que les spécialités les plus connues, et bien sûr le pain sous toutes ses formes : pita, fougasse, brioche, baguette, gressins, galettes, parfumé aux graines de pavot, de thym ou de sésame, et qui dans tous les pays où l’on mange avec les doigts sert à prélever les aliments. J’aime beaucoup ce rapport tactile avec la nourriture, qui augmente le plaisir du goût. Car le plaisir est bien au centre de l’alimentation méditerranéenne. Les repas sont toujours des moments de sociabilité, on ne mange jamais seul, on prend son temps, il s’agit bien plus que de se nourrir. Le fait de piocher à plusieurs dans un tagine unique posé au centre de la table, ou de partager un assortiment de tapas, d’antipasti ou de mezzés que l’on fait circuler entre les convives, est déjà en soi un geste de convivialité.
Quand on part faire le tour de la Méditerranée, on s’attend à manger beaucoup de poisson. Il n’en fut rien. Hormis quelques mémorables festins en Italie, à Tunis ou Alexandrie, nous avons sans doute avalé plus de poulet-frites que de fruits de mer, apprenant à nos dépens que la Méditerranée est une mer assez peu poissonneuse, et que la pêche méditerranéenne n’alimente guère les marchés locaux. C’est surtout vrai sur la rive sud. Les pêcheurs tunisiens ou libyens, par exemple, écoulent leur prise avant même de rentrer au port : ils vendent leur poisson frais à leurs collègues italiens, qui viennent se poster à la limite de leurs eaux territoriales et transfèrent directement les cageots de bateau à bateau. Tout le monde y trouve son compte : les Tunisiens et les Libyens qui en tirent un meilleur prix que chez eux, et les Italiens qui ne se fatiguent pas à pêcher ! Le peu de poisson que l’on consomme au Maghreb est donc le produit d’une pêche artisanale et locale. Même sur la rive nord, il est finalement assez rare de manger du poisson pêché en Méditerranée – celui de l’Atlantique étant moins cher et plus abondant –, et encore plus rare de manger du poisson pêché par des Méditerranéens, car les flottilles traditionnelles et familiales tendent à disparaître, faute de compétitivité, sous la pression des flottes industrielles russe, ukrainienne ou japonaise qui dominent désormais la Méditerranée. En Grèce, une femme qui avait longtemps tenu une taverne à Paros nous raconta comment tous les restaurateurs de l’île importaient d’Espagne des calamars surgelés qui avaient été pêchés? dans les eaux de la mer Égée. La mondialisation a ses raisons que la raison ne connaît point? »
(p. 26-31)

Flânerie – L’heure de tous les regards (p. 60-63)
Identités – Un passé qui ne passe pas (p. 80-85)
Extrait court
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