Nouvelles découvertes rupestres

Depuis une dizaine d’années, François Soleilhavoup poursuit ses recherches rupestres dans l’Akakus libyen, prolongement gréseux du Tassili-n-Ajjer algérien où il fit ses débuts d’« explorateur de la mémoire rupestre ».


Quatre novembre 1999. Depuis le matin, nos deux 4x4 remontent le Wadi Tabrakat, qui entaille le plateau des Aramat. Pour cette troisième exploration dans le sud-ouest libyen, notre petit groupe de Français est accompagné par cinq Touaregs qui, au fil des expéditions, sont devenus de véritables amis. En ce début d’après-midi, l’air est calme, seules nos roues soulèvent le sable clair, toutefois la chaleur est pesante en raison de l’encaissement du wadi dont les berges gréseuses continrent, il y a plusieurs millénaires, un cours d’eau permanent : mon thermomètre affiche 31 °C. Les blocs épars ainsi que les buttes couvertes de tamaris sur la rive gauche ralentissent notre progression, freinée aussi par l’inspection à la jumelle des versants, dont les anfractuosités recèlent peut-être des peintures. Soudain, je fais arrêter le convoi. À 400 mètres sur l’autre rive, j’ai repéré une cavité. En moi grandit aussitôt l’intuition qu’un tel abri est orné de cet art rupestre auquel je consacre tous les congés, toutes les économies et les loisirs que m’offre mon activité de professeur de sciences naturelles dans un difficile collège de la banlieue parisienne. Muni de mon bâton gradué, je pars à pied dans l’ancien lit du cours d’eau – mes amis me confieront que je courais presque. À 50 mètres, je distingue des traces blanches au plafond de la cavité. Je presse encore le pas et gravis sur environ 10 mètres les éboulis qui me séparent de ma découverte. À l’ombre, sur le plafond, un char se découpe. Quel char ! Ne fussent que ces chevaux qui, d’un bloc, s’élancent de toute la puissance de leurs jarrets, que la stylisation du bige, dont on distingue nettement le timon, ou surtout que l’élégance de son conducteur – un aurige portant une étonnante coiffe tréflée à plumes –, la scène l’emporterait presque sur les quelque deux cent cinquante représentations rupestres de char connues à ce jour. Mais voici qu’à quelques décimètres des montures, une girafe s’enfuit. Rien d’autre n’est visible autour de la scène : elle n’est masquée par aucune superposition, par aucun ajout. Environ 1500 ans avant J.-C., le char a pu servir aux anciennes populations berbères à poursuivre et probablement à chasser ce grand et paisible herbivore qui peuplait autrefois l’actuel Sahara, de même que, plus au sud aujourd’hui, des peuplades d’Afrique occidentale utilisent encore son cuir, son crin et sa viande. Cette scène du Wadi Tabrakat corrobore enfin ce que d’autres représentations rupestres laissaient seulement supposer. De retour en France, je me suis aperçu que ce que j’avais cru être une découverte sensationnelle dans cette région avait déjà été signalé : en 1993, d’excellents amis sahariens, François et Françoise Pottier, avaient repéré et photographié ce char au cours d’une pointe d’exploration dans ce wadi.
Pour fêter cette découverte, notre soirée devant un feu, à l’abri de l’issabar, le paravent de tiges de graminées et de cuir tressés, tendu entre des piquets d’acacia, verra Mansour, revenu avec le ravitaillement en eau et en carburant, gratter sa guitare tandis que Salah martèle les rythmes sur un bidon. Le docteur Philippe Masy, préhistorien, cartographe de notre expédition et amateur éclairé d’art rupestre, Nicole Honoré, biologiste à l’Inserm, et mon vieil ami Jacques Guerrier qui, de séminariste à responsable de camp naturiste, semble avoir exercé tous les métiers, savourent avec moi cette veillée. Assis autour du feu où, sous les braises, la tagella (galette) achève de cuire, nous plaisantons, nous rions dans un mélange de tamachek, d’arabe et de français. Sous la nuit immense, merveilleusement constellée, striée par l’envol des escarbilles d’un tison, nous redisons les surprises de la journée et préparons l’exploration du lendemain.

Deux bubales et une perche


À mesure que nous progressons dans l’intérieur du secteur des Aramat, nos découvertes continuent à nous permettre de remonter le temps. Dans le Wadi I-n-Lelen, nous retrouvons, relevons et étudions les deux superbes buffles antiques que François et Françoise Pottier avaient aussi repérés et photographiés en 1995. La présence de ces gigantesques bovinés, au trait rouge, dans un décor de scènes de style typiquement néolithique pastoral, atteste que cet animal que l’on croyait disparu dès le début du néolithique paissait toujours par ici deux mille cinq cents à trois mille ans avant notre ère. Comment les artistes auraient-ils pu rendre si précisément la fabuleuse empaumure de plus de deux mètres, la bosse du garrot et l’allonge des pattes arrière, le détail du mufle écumant de bave pendant la charge, s’ils n’avaient pu alors observer cet animal, rarement représenté pendant la période pastorale : on n’en connaît actuellement que trois autres figurations dans tout le Sahara central. Dans le Wadi Ahloun, la peinture d’un poisson du genre perche du Nil, représentation également fort rare dans l’art rupestre saharien, témoigne aussi de la survivance d’espèces inimaginables en ces lieux aujourd’hui.
Cet après-midi-là, quand nous rentrons exténués au camp, poussiéreux, gourdes vides et jambes lourdes après une journée d’exploration pédestre le long des rives du Wadi Aheir, trois méharis blancs se tiennent, sellés et harnachés, devant l’issabar. Nos amis touaregs nous ont préparé une surprise : ils sont méconnaissables, splendides dans leurs vêtements de fête, avec leurs chèches blancs, noirs et indigo, admirablement drapés. Exclamations ! Rires… Ali, c’est toi ? Oui, les yeux, le regard ne trompent pas. Et toi, Aboussalah ? Chibani, lui, est trahi par ses grosses lunettes de myope. Et Salah, quelle allure sur le méhari, avec sa cravache en torsade de peau de chèvre. Quelle joie, quel accueil, quelle détente après ces chaudes heures de marche ! Majestueux sur leurs montures, les Touaregs font une course dans le wadi, juste par jeu, pour se mesurer amicalement entre eux et nous faire plaisir. Puis, dans le jour baissant, nous suivons en silence, fascinés comme à l’accoutumée, le rituel de la préparation du thé. Pourquoi depuis tant d’années ne puis-je concevoir ma vie d’Européen urbain sans l’entrecouper d’épisodes, même brefs, dans le désert ? Pour mille raisons parmi lesquelles, bien sûr, les sciences naturelles, mais, au fond, aussi beaucoup pour ces moments où, de loin en loin, j’acquiers la certitude qu’être avec l’autre, si différent, est indispensable.

Le sable dans tous ses états


Le sable humanise le désert. Il peut revêtir tous les aspects, de la sensualité de la dune à l’agressivité de la tempête sèche. Sa lumière attire autant que l’infinie variété des teintes qui l’habillent, du point du jour à l’orée de la nuit. Familier ou hostile, brûlant ou glacé, rugueux ou caressant, épuisant ou confortable, il est omniprésent, inaltérable, agréable compagnon ou gêneur insidieux. Le sable est une roche singulièrement vivante, animée par le vent selon une géométrie changeante. Sa fluidité lui permet toutes les fantaisies, tous les jeux, solitaires ou avec ses partenaires rocheux. La dureté de ses grains provoque les plus étonnantes ciselures sur des roches qui tentent bien de lui résister mais qui, finalement, se laissent modeler, entailler, creuser, polir ou satiner en fonction de leur nature. Le sable peut ainsi s’immobiliser, se figer, s’accumuler sur d’énormes épaisseurs. Il devient grès. Au cœur du tassili de Maradrat jaillit une forêt de ruines et de fûts rocheux, torturés par l’érosion et envahis par une énorme dune. Dans un poudroiement bleuté, l’Akakus barre l’horizon sud. Au-delà des ruines de pierre calcinée, le soleil est dans sa courbe descendante. En dépit du contraste violent du noir et du jaune, l’atmosphère est incroyablement calme et douce. Personne, aucune trace. L’échelle du spectacle de la nature, grandiose ici, peut diminuer ailleurs. Le sable peut en effet se mettre parfois en boule et former des amas de billes. C’est en Libye encore, sur la piste entre El Aweinat et Germa, que j’ai pu voir les plus extraordinaires concrétions sphériques, de véritables boulets de près de trente centimètres de diamètre, ainsi que des formes qui ressemblent aux sculptures d’Henry Moore, d’un mètre de longueur, durcies par l’action des bactéries calcifiantes qu’en 1970, avec Cécile Billy et Jean-Pierre Adolphe, géomicrobiologistes à l’université de Paris-VI, nous avons contribué à mettre en évidence.
De même que nos amis touaregs se prêtent avec ardeur à nos recherches, ils nous font volontiers partager leur connaissance du monde naturel. Un jour où je marche seul sur une dune, je note la trace d’une vipère à cornes dans le sable : la redoutable Cerastes cerastes semble s’être juste emparée d’une gerboise. Salah, l’infatigable compagnon de mes échappées, me rejoint alors. Ensemble nous remontons la trace jusqu’à une grosse pierre qu’il retourne précautionneusement. Découvert, le jeune adulte, repu, se love au soleil. D’un geste, mon compagnon lui ôte la vie : c’est que Salah en connaît, des victimes de cette triste engeance cornue ! Ailleurs, Ali et Amghar Kadouiche m’ont montré comment les leurs tiraient parti, en cas de disette, des tiges souterraines de la cistanche, tout juste comestibles en temps ordinaire. Sans doute mon meilleur souvenir reste-t-il le jour où nos amis nous ont montré, au fond du Wadi Tabrakat, une immense guelta où, en ce mois de novembre, s’était accumulée l’eau des pluies exceptionnelles d’octobre. Comme il fut doux de sentir sur mon corps immergé la présence rassurante de cette eau captive, en plein cœur du Sahara, quoiqu’on évite généralement de se baigner dans les citernes naturelles du désert.

Un inventaire controversé


On se souvient sans doute de l’immense inventaire qu’avec le soutien d’André Malraux, ministre de la Culture de l’époque, Henri Lhote poursuivit dans le Tassili-n-Ajjer. Cet inventaire pour lequel on n’avait guère hésité à projeter de l’eau sur les parois, afin de raviver les couleurs devant le pinceau des copistes, et ainsi contribué à ranimer des bactéries qui, par leur action biominéralisante, ont ensuite développé des voiles blanchâtres masquant les pigments, cet inventaire n’avait pas encore été poursuivi en Libye. Là, compte tenu des règles établies pour la conservation et la protection du patrimoine, sa poursuite permet aujourd’hui de mieux comprendre l’énigmatique « style des Têtes rondes ». Nous sommes bien avant l’époque paléoberbère des biges et des auriges, nous sommes avant l’époque néolithique des derniers bubales, nous voici rendus au seuil des premières manifestations de l’art rupestre saharien. Largement représenté en Algérie, dans la partie centrale du Tassili-n-Ajjer, ce chronostyle est aussi présent dans plusieurs abris des Aramat. Dans le long abri numéroté 12 du Wadi Aheir, alors que nous cherchions les moindres traces de pigments parmi les figurations peintes d’animaux et de personnages, quelle ne fut pas ma surprise de voir surgir progressivement sur la paroi érodée un être d’assez grandes dimensions à la tête surmontée de cornes effilées, au corps massif, avec des traits rouges parallèles formant comme des franges à la taille : une sorte d’ectoplasme. L’image peinte, très affaiblie, a pris forme après un long effort visuel et une véritable reconstruction mentale : elle représente un personnage produit par l’imaginaire d’un groupe préhistorique et matérialisé par un artiste. Comme beaucoup d’autres de cette époque, cette peinture vieille de quelque sept mille à huit mille ans restera sans doute à jamais hermétique : reflet d’une pensée mythique ou évocation d’un personnage qui exista comme sorcier ou chaman, porte-parole des esprits et thérapeute de son groupe, elle est porteuse d’un message que notre pensée moderne très éloignée de l’âme du monde ne peut plus guère concevoir. Ces découvertes de peintures du style des « Têtes rondes » dans la partie libyenne du Tassili-n-Ajjer attestent peut-être que ces mystérieuses populations animistes du néolithique ancien pratiquaient des rituels magiques d’ordre chamanique pour intercéder auprès des mondes autres, et ainsi conserver ou rétablir l’harmonie du groupe. Elles apportent au moins la preuve que des groupes préhistoriques qu’on croyait localisés au seul centre du Tassili occupèrent dans le Sahara une aire géographique beaucoup plus vaste. Les stations découvertes, enfin inventoriées et étudiées, ajoutent d’importants éléments de compréhension aux inépuisables champs de la science du Grand Désert : les « blancs » de la carte archéologique sont en train de se colorer.

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