L’édition comme un second voyage
Après avoir traversé l’Europe à pied, rallié l’Inde à vélo et traversé par deux fois le nord-ouest de l’Amérique du Nord, Émeric Fisset en est venu à créer sa maison d’édition, Transboréal, dédiée aux voyageurs au long cours.
C’est par l’écriture du récit de ma première traversée de l’Alaska, à pied, à la rame et à ski, que j’ai exorcisé la terrible nostalgie de ne pas y être resté. Il y avait là -bas une femme indienne qui m’avait ouvert ses bras et son chalet, la puissante nature boréale ; il y avait aussi la possibilité, après douze ans de voyages divers, d’une vie à reconstruire. Et pourtant je suis rentré, j’ai écrit et publié Dans les pas de l’Ours. À l’époque – nous sommes en 1993 –, la vente de mon premier ouvrage n’est destinée qu’à me permettre de repartir à pied, en kayak et à l’aide de chiens de traîneau, de Seattle jusqu’au détroit de Béring. Un an et demi de voyage et d’éloignement de ma famille et de mes amis, d’absence de France aussi. La parution d’un autre récit et la réalisation d’un film documentaire au retour m’ont ancré dans la publication – au sens de rendre public – de mes aventures, loin des reportages de presse et des diaporamas qui m’avaient jusqu’alors permis de financer mes expéditions. À la fin de l’année 1997, déçu par l’éditeur et la chaîne de télévision avec lesquels j’avais collaboré, j’ai décidé de développer la société que j’avais créée pour soutenir mes projets, Transboréal, autour de l’édition d’albums et de récits de voyageurs au long cours.
La raison de mon choix n’était nullement financière : j’avais moins de soucis auparavant et parvenais à voyager bien davantage. Non, ma raison tenait plus au plaisir de concevoir des livres, depuis la rencontre et la réflexion avec les auteurs jusqu’à l’impression des ouvrages, en passant par toutes les phases de la maquette – quatre-vingts titres que j’ai mis en pages à ce jour, après en avoir, de concert avec les auteurs, envisagé l’angle, choisi les photos, corrigé les textes. À chaque fois, c’est un nouveau pays ou une nouvelle région que je découvre, du Spitzberg à la Patagonie, des Andes au Karakoram, du lac Baïkal au désert du Ténéré. Plus récemment, en publiant le récit Au cœur de l’Inde d’Éric et Amandine Chapuis, j’ai finalement approfondi la connaissance du pays que j’avais mis deux ans et demi, en 1987-1989, à rallier à vélo depuis Paris. La raison aussi de mon orientation éditoriale tenait au fait que je n’avais pas envie de ressasser mes voyages, de radoter comme d’aucuns qui, vingt ans après l’aventure de leur vie, en passent toujours les images et en relatent encore les péripéties. Enfin, je reste convaincu que, face à des contrées qui deviennent de plus en plus accessibles, il est salutaire de promouvoir des voyageurs qui se sont investis, physiquement et moralement, dans leur découverte, qui ont rapporté de véritables observations sur le milieu naturel et le monde humain où ils ont eu à cœur de se plonger.
Cette reconversion dans l’édition est, on ne saurait le cacher, des plus frustrantes, car le producteur qu’est l’éditeur, même s’il permet par sa réflexion de rendre publique la démarche de l’auteur, doit s’effacer devant lui. Le pays que son interlocuteur décrit ne saurait être celui qu’il a pu visiter auparavant, les connaissances que l’auteur a rapportées ne sont parfois pas aussi sûres que celles que, du fait de ses lectures et de son immersion dans le milieu du voyage, il a pu lui-même accumuler. Enfin, il faut l’avouer, corriger le style et les fautes d’un auteur, fût-il des plus sympathiques, est une tâche pour le moins laborieuse et ingrate. Qu’à cela ne tienne… il y a le plaisir d’étoffer sa connaissance de la planète et de produire des livres pour témoigner de son évolution !
En dépit de mon activité, je reste persuadé qu’il n’est rien de plus enthousiasmant en matière de voyage que de partir sans billet de retour, sans projet arrêté quant à ce que l’on compte en faire, de partir en jouissant pleinement de l’instant, des rencontres et des paysages. C’est pourquoi je ne cherche pas à soutenir tel ou tel projet en cours de réalisation, dans l’optique d’en publier le récit ; tout au plus mon collaborateur Marc Alaux et moi-même prodiguons-nous certains conseils aux candidats au départ : il n’est en effet rien de plus précieux dans le voyage que la gratuité avec laquelle on l’entreprend – voir, discuter, écrire, photographier, sans arrière-pensées, sans songer le moins du monde à la forme que l’on pourrait donner à cette parenthèse exceptionnelle dans sa vie. Voyager, c’est goûter pleinement l’instant présent, être réceptif et disponible pour l’improbable qui se noue, pour les difficultés qui se dénouent.
Les voyages que j’ai entrepris dans la dernière décennie, où l’essentiel de mon activité est allé à Transboréal, à l’édition, à la librairie de voyage que j’ai créée, au cycle de conférences que je développe en partenariat avec Aventure du bout du monde et au site Internet dont je n’ai de cesse d’enrichir le contenu, ces dix années donc m’ont laissé le loisir de marcher au Kamtchatka, de pagayer en terre d’Ellesmere, de voyager en Amérique latine, de visiter Chypre, les Açores ou le Cap-Vert, de randonner dans les principaux massifs français, mais elles ne m’ont guère permis de repartir avec l’esprit libre de celui qui quitte son pays sans date de retour, qui peu à peu remplace l’itinéraire qu’il a tracé sur la carte par la trace de ses pas sur la piste, dans le sable ou la neige, par monts et par vaux. Voyager était ma vocation ; éditer est à présent la mienne. Sans doute ma découverte du monde se serait-elle poursuivie par mes seules forces si l’accélération du cours de ce dernier, de son uniformisation, ne m’avait poussé à le voir d’une manière plus globale, à mûrir davantage les voyages que je projette, à approfondir ici, en France, ma connaissance des pays que j’ai visités et de ceux dans lesquels je conserve le désir de me rendre. À ce sujet, c’est l’ouverture des échanges entre l’Alaska et la Sibérie qui m’avait poussé à découvrir le 49e État américain, la Sibérie est toujours la région dont je désire poursuivre la découverte. J’aimerais en 2010 quitter six mois les manuscrits pour retrouver le grand livre de la nature russe et arpenter ses pages inspirées par la beauté et la force des éléments !
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