L’accomplissement d’un rêve

Grand rêveur d’îles, Alexandre Bouron relate son voyage à bord du Marion-Dufresne pour rallier l’archipel des Kerguelen, en bordure de l’océan Austral.


Shetland, Spitzberg. À l’évocation de ces îles à la sonorité courte et cassante, et dont les noms claquent comme des drapeaux au vent, on imagine des terres rocailleuses, battues par la mer et le vent. Shetland, Spitzberg. J’admire les hommes qui ont réussi l’incroyable tour de force de faire tenir dans deux syllabes le bruit du ressac et la dureté du granit. Le voyageur en quête de sable fin et de cocotiers passera son chemin, préférant rêver aux îles paradisiaques baignées par des eaux toujours calmes où frétillent des poissons en habit de carnaval. Des îles si parfaites, qu’on les imagine avoir été fabriquées par des agences de voyages ou des marchands de cartes postales. Maldives, Sainte-Lucie, Dominique, Grenade… Mais quelle est cette manie qui nous fait croire que derrière ces consonances, ces terres au nom de femmes ou de fruits, se cachent des îles ensoleillées ? Il se trouvera bien quelques voyageurs étourdis pour ajouter Kerguelen à la liste de ces paradis de bord de mer. L’erreur se comprend aisément : cet archipel, du nom éponyme d’un marin breton qui n’y posa jamais les pieds, évoque la Bretagne et un prénom féminin. Mais avec, en moyenne, 222 jours de pluie et 120 jours de neige par an, plus 8 à 9 jours de tempête et 2 à 3 ouragans par mois, le climat de Kerguelen risque de déplaire aux amateurs de ciels bleus et leur faire amèrement regretter leur méconnaissance de la météo locale.
Que ça plaise ou non, c’est comme ça : les Français sont nuls en géographie. Fidèle à mes origines, je croyais que la Macédoine était un hors-d’œuvre et l’Alaska une région du Canada. Quant à Kerguelen, j’ose à peine le dire. D’ailleurs, je pensais que c’était un truc comme la Lune : un endroit bien réel mais où personne ne va parce qu’il n’y a rien pour vous y conduire. À part les rêves et les jolies histoires. Même si on a quelques difficultés à situer l’archipel sur une carte, on en a entendu parler au moins une fois dans sa vie. Selon une opinion fort répandue, Kerguelen est une île du bout du monde. D’ailleurs, un rapide coup d’œil sur un planisphère pourrait nous le faire croire. Si votre carte est bien faite, Kerguelen, c’est ce petit point au milieu de nulle part, au sud-est de Madagascar. Un bout de terre, grand comme un département français, entouré par les océans Indien et Austral. Mais si l’on prend le temps de regarder le planisphère on prendra vite conscience que cet archipel est à la même longitude que Kaboul ou Haïti et que sa latitude est celle de Paris. Voilà de quoi surprendre et décourager les candidats aux destinations lointaines : Kerguelen n’est pas plus éloigné de l’équateur que le Luxembourg ! Il est intéressant de constater que, hors de l’Hexagone, Kerguelen n’est absolument pas connu. Nous croyons que le drapeau tricolore flotte sur le point le plus reculé de la planète alors que l’Union Jack se dresse sur les îles Falkland (dites aussi Malouines), terres plus australes que Kerguelen. C’est vrai qu’elles ont le tort d’appartenir à nos britanniques amis. Mais Kerguelen n’est pas le bout du monde. D’ailleurs l’archipel est desservi plusieurs fois par an par bateau. Le voyage ne dure que six à sept jours alors qu’il en faut plus du double pour se rendre à Sainte-Hélène. En fait, Kerguelen est le bout du monde connu de nous. Kerguelen est au bout de l’imaginaire français.
N’ayant pas d’aéroport, les îles Kerguelen, Crozet, Saint-Paul et Amsterdam sont desservies par le Marion-Dufresne, un navire de recherche océanographique dont le port d’attache est Saint-Denis de la Réunion. D’une longueur de 120,5 mètres, il peut accueillir jusqu’à 110 passagers et emporter 2 500 tonnes de fret. Conçu pour remplir des missions de recherches scientifiques, il est équipé de 650 m2 de laboratoires. Voilà pour la fiche technique. Mais le Marion est bien autre chose : c’est la porte d’entrée qui mène aux terres australes françaises. Paris-Saint-Denis de la Réunion, dix heures de vol. Il faisait – 11 °C hier soir à Orly, ici la chaleur avoisine 30 °C. Il n’aura fallu qu’une nuit pour passer de l’hiver à l’été. Je sors de l’aéroport et m’engouffre dans un taxi. Il traverse la zone portuaire et me laisse près du terminal sucrier, devant le seul navire à quai. Le Marion-Dufresne n’est pas difficile à trouver. Je monte à bord sans tarder. Les présentations sont rapides. On me conduit à ma cabine, située tout en bas, au pont C. Je défais mon sac puis remonte sur le pont prendre les dernières nouvelles du bord. « Comment ? Vous ne savez pas ? Les marins sont en grève, le départ est reporté de 48 heures ! » Je suis tellement surpris que je crois à une boutade. Je désirais accomplir un voyage hors du temps et de l’espace et me voici confronté aux dures réalités économiques et sociales qui ont cours à la Réunion comme en métropole. Il y a si longtemps que je pense à ce voyage que je peux patienter deux jours de plus. Mafate, Cilaos, la rivière des Galets. Pour tuer le temps, je visite l’île de la Réunion d’un regard distrait : j’étais venu voir un caillou désolé, battu par les flots, et je me retrouve en short mangeant des litchis au milieu d’une végétation luxuriante inondée de soleil !
Le Marion appareille enfin, longe la Réunion puis file cap au sud. Six ou sept de jours de mer seront nécessaires pour nous mener à bon port. À mesure que nous progressons, nous sommes suivis par un nombre croissant d’oiseaux : pétrels à menton blanc, albatros Ils restent pendant des heures dans le sillage du bateau, planant à quelques mètres au-dessus de l’eau. Ils nous suivent sans effort, remuant à peine les ailes. Comment se lasser d’un spectacle aussi fascinant ? Appuyé au bastingage, je fixe la surface de l’eau, essayant d’entrevoir ce monde marin qui repose sous nos pieds, mais mon regard butte irrémédiablement sur l’écume blanche. Pourquoi faut-il qu’à cet instant je pense au jeune Chateaubriand en route vers les Amériques : il est difficile aux personnes qui n’ont jamais navigué de se faire une idée des sentiments qu’on éprouve lorsque, du bord d’un vaisseau, on n’aperçoit de toutes parts que la face séreuse de l’abîme. Des appels me sortent de ma rêverie : une baleine solitaire coupe la route du Marion. Nous la regardons passer, les doigts crispés sur nos appareils photo. Elle progresse nonchalamment, fouettant l’eau de sa nageoire caudale. Drôle d’endroit pour une rencontre. Depuis notre départ, nous n’avons pas croisé le moindre navire. Rien. Nous sommes absolument seuls. Et là, devant nous, ce mastodonte nous accompagne pendant quelques secondes. Mais d’où sort-il ? Je regarde devant, derrière, à droite, à gauche. C’est partout la même vision : une immensité plate, sans repères ni limites. Et ce diable d’animal qui nous passe sous le nez ! Pour aller où ? Je range mon appareil et vais me coucher : Chateaubriand et cette maudite baleine m’ont donné mal à la tête. Je supporte mieux le roulis que ces questions imbéciles que je ne peux m’empêcher de poser et auxquelles je ne trouve pas de réponse.
C’est la dernière nuit à bord du Marion. Demain nous débarquerons à Kerguelen. Une fois de plus je dors comme un nouveau-né, bercé par les mouvements du bateau. Avant même d’ouvrir les yeux, je comprends que nous approchons du but : le navire a tellement réduit sa vitesse qu’il semble à l’arrêt. Je saute du lit et colle le nez au hublot. Au loin, à travers la brume, je distingue des formes noires émergeant des eaux. Je m’habille en vitesse et sors sur le pont. Nous sommes plusieurs, mal réveillés, à regarder une terre à l’aspect peu engageant. La mer est calme. Par endroits, elle est couverte d’algues géantes. Le ciel est gris, chargé d’épais nuages flottant au-dessus de nous. Je descends dans la cabine prendre mon sac. Dans quelques minutes l’hélicoptère nous déposera sur la péninsule Courbet, tout à l’est de l’archipel, point de départ de notre périple.
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