Ă€ travers la France rurale
Emmanuel Hussenet a voyagé avec un petit cheval dans la France rurale.
La malbouffe mal digérée
Le procès de la malbouffe connaît de nombreuses fautes de procédure.
C’est dans la Loire qu’un concours de circonstances m’a amené à me retrouver dans un car en partance pour Millau. Millau, vous vous souvenez ? À l’occasion du procès de José Bové, je pensais y trouver un rassemblement de petits producteurs bio ou non et d’artisans sensibles au respect de la nature. Ne parlait-on pas aussi du « procès de la malbouffe », de l’hégémonie américaine et des OGM ? Le car nous fait débarquer dans l’un des multiples espaces réquisitionnés en périphérie de la ville pour accueillir les tentes des manifestants. Des tentes, il y en a des milliers. Première constatation : la mobilisation est réelle. Deuxième constatation : l’âge des participants. Ils sont jeunes. Trop jeunes pour avoir un réel poids politique. Je m’attendais à voir davantage d’agriculteurs et de responsables locaux.
Ensuite, profitant d’une organisation remarquable compte tenu de l’affluence, je saute dans une navette qui descend en ville. Les rues de Millau grouillent de monde sans que pour autant je sente la moindre revendication dans l’air. Ni la moindre chaleur. On fait dans le tourisme d’attraction. Millau, plutôt que de se comparer à Seattle, ne serait-il pas le Disneyland d’un jour ?
Je remarque une première affiche collée à un lampadaire : « Ici, vous n’êtes pas en France, you are in Occitania. » Ça commence fort… Un peu plus loin, un panneau m’éclaire sur les différents débats publics organisés aux quatre coins de la ville. Deux thèmes sur trois n’ont aucun lien avec l’activité agricole. On met l’accent sur la géopolitique, la propagande néomarxiste et le discours sur le discours. Curieuse extension de la problématique rurale.
La foule se resserre à l’approche de la place où se tient la tribune de la Confédération paysanne, à cinquante mètres du palais de justice. Les agriculteurs membres de la Confédération deviennent de plus en plus nombreux, reconnaissables à leur teint hâlé, leur mine réjouie et au badge vert et jaune de leur mouvement. Mais, en abordant la place, les drapeaux qui s’agitent au-dessus des têtes n’ont pas la même couleur. Ils sont noir et rouge. On exprime son pluralisme comme on peut… Quant aux bons producteurs de saucissons du terroir, je n’en verrai aucun. Durant plus d’une heure, je ratisserai la ville à la recherche d’un sandwich qui ne déshonore pas la cause du jour. J’irai jusqu’aux quais du Tarn, où l’odeur de friture et de merguez me forcera à me replier, la colère et la faim au ventre, sur un pitoyable jambon-beurre vendu par le café du coin, qui réalisera en quelques heures sa recette du mois.
Bien sûr, déconcerté par le contenu de la manifestation, je fais part de ma pensée aux organisateurs. Leur réponse, sur le ton de gens débordés par les événements, n’excuse pas à mes yeux la faible représentation du monde rural et le peu de ferveur à présenter une opposition crédible à la Politique agricole commune. Familier des milieux naturalistes, je suis également déçu de ne retrouver à Millau personne de ma connaissance, noyé que je suis dans la foule des badauds venus pour le concert. Un concert de 100 000 personnes, sinon plus. Et alors ? Une marée humaine un soir d’été qui se dispersera avant l’aube et ne laissera de son passage que des canettes de soda vides. Tristes tropiques. La cause paysanne manque-t-elle à ce point d’arguments pour verser dans la démagogie et s’appuyer sur la foule d’un concert pour se prétendre mobilisatrice ? Ne se sent-elle pas suffisamment universelle pour se passer de fraternités politiciennes qui minent son image, en particulier dans le milieu traditionnellement conservateur où elle puise ses forces ? Il s’agit « d’élargir le débat », me dit-on, de ne pas se limiter à une analyse du monde centré sur leur propre problématique. Certes, mais le problème de l’usage de la Terre est suffisamment crucial à lui seul pour se passer d’élargissements satellites. La question soulevée nous concerne tous au même titre, et il me paraît inexcusable qu’elle ne rassemble pas. Y greffer des débats politiciens ne fait que justifier les réticences. Dommage.
Le procès fini, le verdict – José Bové n’a-t-il pas été condamné à trois mois d’emprisonnement ferme, dont il a fait appel ? – sera suffisamment sévère pour que le pouvoir ne perde pas la face, mais assez atténué pour donner aux manifestants l’impression d’avoir obtenu quelque chose. Ainsi tout rentrera dans l’ordre.
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