Une plongée en mer Rouge



Un bestiaire sous-marin
Les places à l’ombre sont convoitées sur le bateau, tant la chaleur est accablante la majeure partie de l’année ! Le soir, lorsque le ciel flamboie, on se demande même si, sous la coque, les eaux ne vont pas soudain entrer en ébullition. Ici, pourtant, point de bouillonnement d’écume, la mer Rouge offre souvent un visage parfaitement lisse. Si l’on se penche par-dessus le bastingage, on distingue alors le chaos de formes et de couleurs que viennent admirer les plongeurs européens. Les récifs coralliens de la mer Rouge sont en effet les plus proches du vieux continent, et une certaine stabilité politique dans sa partie septentrionale a permis le développement d’infrastructures d’accueil modernes. Le golfe d’Aqaba n’est plus ce « désert d’eau » qu’évoquait Pierre Loti en 1894. À Sharm el-Sheikh, par exemple, la principale station balnéaire de la péninsule du Sinaï, sont basés deux cent cinquante bateaux de plongée. C’est à proximité de cette ville, à Shark Reef, que l’on pourra réaliser l’une des plus belles immersions au monde. En juillet, les bancs de grands poissons pélagiques, tels que barracudas, lutjans et platax y sont si denses que des voûtes s’élèvent, des galeries s’ouvrent, des parois se tendent subitement au passage du plongeur. Celui-ci devient le maître d’œuvre d’architectures éphémères et vivantes. Cette concentration d’animaux n’est en fait guère représentative car, parmi les 1 250 espèces de poissons répertoriés en mer Rouge, 68 % mesurent moins de 10 centimètres de long. Parmi les plus nombreux de ces vertébrés à taille réduite figurent les anthias, qui apparaissent à quelques mètres sous le platier, la terrasse des récifs coralliens. Les femelles orange et les mâles violets frétillent inlassablement face au courant et indiquent au plongeur le sens à suivre pour ménager son effort. Sous les vingt mètres de profondeur, les bancs d’anthias sont plus clairsemés et leur livrée semble plus terne en raison de l’absorption des tons rouges par l’épaisseur de la masse d’eau. L’œil est alors attiré par l’univers baroque des coraux fixés sur la paroi abrupte. Dans l’orbite des gorgones et des antipathaires à la consistance souple gravitent des multitudes de poissons-verre aux corps opalescents, dont les déplacements collectifs restent coordonnés même lorsqu’un gros mérou noir fuse dans la formation.
À 30 mètres sous la surface, les premiers effets de l’ivresse des profondeurs pouvant se faire ressentir, il n’est guère raisonnable de se laisser couler davantage le long du tombant, même s’il est difficile de résister à l’appel des abysses, d’autant plus que la luminosité reste forte. En effet, ni dais nuageux ni eaux souillées par des rejets fluviaux ne s’opposent à la pénétration du soleil. À partir de cette profondeur, les rencontres avec certaines des vingt-neuf espèces de squales dénombrées sont assez régulières, notamment au large des côtes soudanaises ; elles se soldent rarement par l’attaque du plongeur. Le principal danger, en mer Rouge comme dans tout l’océan Indo-Pacifique, est invisible, statique mais vif comme l’éclair lorsqu’il happe une proie. Le poisson-pierre – c’est son nom – est capable de donner la mort par injection de venin à quiconque le touche. Le fourbe animal se confond avec une roche et se tient souvent à moitié enfoui dans le sable. Les fonds pulvérulents recèlent d’ailleurs une faune étrange. Ici, on nous épie, on nous nargue, on nous redoute : un uranoscope, émettant des décharges électriques et doté d’un leurre vermiforme sur la lèvre, ne laisse apparaître qu’une rangée de dents et deux petits yeux ; une raie à points bleus se détend en soulevant un nuage de sédiments, et une crevette largue un panache de particules au-dessus d’un cône de sable. Qu’elle est abondante et diversifiée, la faune de la mer Rouge ! Le taux d’endémisme est remarquable : il atteint 14 % pour les poissons, 8,5 % pour les coraux. Les Égyptiens de l’Antiquité eux-mêmes furent fascinés par cette vie sous-marine et gravèrent sur le temple de la reine Hatshepsout, en 1500 avant J.-C., des représentations des animaux de ce qu’ils dénommaient « la Grande Verte ». Il n’est pas non plus étonnant d’apprendre que des espèces du principal appendice de l’océan Indien aient fait l’objet des premières descriptions modernes par le naturaliste finlandais Forsskäl en 1775.
Quiconque veut réellement apprécier l’étrangeté de cet univers aquatique doit s’immerger à la nuit. Les invertébrés lovés de jour dans les anfractuosités deviennent alors les maîtres des récifs : on y croise des holothuries ou concombres de mer à la bouche coiffée de tentacules, des oursins rouges, des comatules qui ressemblent à des éventails ou des céphalopodes au regard inquisiteur. Heureux plongeur, à qui ici toutes les voluptés marines se dévoilent dans une échancrure de l’écorce terrestre, tu reboiras l’eau salée de la mer Rouge !

Suggestions de visite :
Égypte
• Shark Reef : rassemblement estival de gros poissons et concentration d’anémones à manteau rouge sur le site d’Anemon City.
• Small Crack : formations coralliennes exubérantes, comme les acropores tabulaires.
• Ras Samadaï : dauphins Stenella longirostris à l’année et requins Carcharhinus longimanus en automne sur le site d’Elphinstone.
Soudan
• Sanganeb : requins-marteaux et gris.
Djibouti
• Sept-Frères : requins baleines, les plus gros poissons du monde, d’octobre à décembre.

Par Arnaud Chicurel
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