Avec un âne dans les Cévennes



Le chemin de Stevenson
N’en déplaise aux raconteurs d’exploit, voyager avec un âne dans les Cévennes est une sinécure. D’une part parce qu’il est possible de voyager avec le fantôme – et sur les traces – de Robert Louis Stevenson ; de l’autre parce que même l’écrivain écossais, rêveur et bohème, beatnik avec un siècle d’avance, aimait à déclarer : « Je voyage, non pour aller quelque part, mais pour marcher. » « Le dehors guérit » est aussi l’un de ses mots célèbres, presque un mot d’ordre. Le Voyage avec un âne de 1879 est un livre essentiel, hymne à la marche et au « grand dehors », manuel de civilité pédestre et de « savoir vivre », mené à quatre pattes puisque c’est l’âne qui en dicte l’allure, la direction, et donc le chemin.
Quatre départements à traverser à pas lents : la Haute-Loire, la Lozère, l’Ardèche et le Gard. Une marche rédemptrice qui attise les questions. Quel lien peut unir un paysan du Velay, un protestant de Vallée-Française et un berger du Languedoc qui sait tout de l’olivier ? Il faut y marcher pour tenter de comprendre, avec l’âne, peut-être, comme fil d’Ariane. C’est un singulier voyage – environ 300 kilomètres, à peine deux semaines –, qu’accomplissent encore aujourd’hui les apprentis aventuriers, qui suivent le trait rouge que le « Chemin de Stevenson » dessine du nord au sud sur les cartes de randonnées. Départ Le Monastier-sur-Gazeille, en Haute-Loire, afin de traverser indistinctement les villages, les départements et les époques. Stevenson, quant à lui, se met en marche le 22 septembre 1878. La population s’étonne mais le soutient, sans se douter que la date fera date. Après Le Monastier, Le Goudet, un village délicat au bord d’une Loire presque naissante… Puis Le Bouchet-Saint-Nicolas, Pradelles, Langogne, au cœur du Gévaudan sauvage hérissé de sapins, terrain de chasse d’un loup légendaire qui fit couler beaucoup de sang et plus encore d’encre.
On peut longer l’une des mille rivières de ce pays d’eau, l’Allier par exemple, jusqu’à la Bastide-Puylaurent et Notre-Dame-des-Neiges, en Ardèche. Stevenson y prit de la hauteur chez les frères trappistes. Et la route continue, toujours plus au sud, direction Chasseradès, escalade le col du Goulet et descend jusqu’au Bleymard, au pied du mont Lozère – « Le Lozère », comme on dit là-bas avec respect de la montagne semée de bornes frappées de la croix des chevaliers de l’ordre de Malte –, où commence un autre début du voyage : le Sud pointe presque son nez. C’est l’entrée dans cette basse région que l’Écossais avait surnommée « la Cévennes des Cévennes ». Le pittoresque village du Pont-de-Montvert, traversé par le Tarn qui prend sa source quelques kilomètres plus haut, en est le cœur historique. La guerre des Camisards, soulèvement protestant férocement réprimé par les dragons du Roi-Soleil, y débuta en 1702 ; les souvenirs en sont encore vivaces dans ce pays dont chaque bourgade possède son temple. Quittons le Pont et menons notre douce bête de bât au long de la vallée du Tarn, qui se fraie un chemin parmi les forêts de châtaigniers ; Stevenson l’a descendue aussi, passant des paysages de landes et de granit de la Lozère aux plateaux calcaires des Causses. Les refuges sont partout, et composent les étapes de l’aventure : Florac, Saint-Germain-de-Calberte, Saint-Étienne-Vallée-Française. Le Gard, presque le Sud, déjà le Sud. Palmiers et tuiles plates. C’est la fin du voyage ou presque. Le 3 octobre 1878, Stevenson arrive à Saint-Jean-du-Gard. L’âne et son conducteur ont terminé l’histoire commune. Débute un chemin qui va nourrir bien des légendes et des ampoules. Depuis, les marcheurs et les ânes s’y pressent et s’y côtoient. L’animal sert de boussole et de régulateur. C’est au marcheur, et non à la créature asinienne, de s’adapter, de copier le rythme. Modestine, l’ânesse de Stevenson, et tous les ânes à venir sont le métronome du voyage, le pouls pédestre. Sans âne, pas d’arrêt, pas d’imprévu, aucun faux chemin. Il faut se réjouir de cheminer en sa compagnie, il nous prouve toujours qu’il est philosophe et patient, individualiste et voyageur. Depuis Stevenson, l’eau a continué de gronder sous les ponts et les chemins ont été balisés. Faut-il suivre le vrai chemin, désormais goudronné ou enfoui sous les herbes disciplinées ? Faut-il emprunter les sentiers anonymes, offerts aux foulées hasardeuses ? Il n’y a aucune réponse, aucun devoir. Marcher, c’est peut-être chercher des traces et en laisser à son tour. Alors le monde entier se presse sur ledit chemin : des Britanniques, des Australiens, des Néo-Zélandais, des Japonais, et même des journalistes qui se « font livrer » des ânes à demande pour refaire le voyage dans des conditions « historiques ». Puisqu’on vous le dit : « le dehors guérit » !

Suggestions de visite :
• La filature des Calquières, musée vivant de la laine, à Langogne.
• Le château de Luc, du XIIe siècle, à l’architecture « en épi de blé ».
• L’écomusée du Mont-Lozère et la maison de l’abbé du Chayla, au Pont-de-Montvert.
• Les clochers de tourmente de Serviès, de La Fage et des Sagnes.
• Le château du parc national des Cévennes, à Florac.
• Le musée des Arts et Traditions populaires, à Saint-Jean-du-Gard.
• L’écomusée de la soie à Saint-Hippolyte-du-Fort et sa magnanerie.

Par Éric Poindron
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