Samarcande (suite) :
« La population rurale est mêlée de Sartes et d’Ouzbeks ; on l’évalue à trois cent mille âmes dans la vallée du Zarafchan, l’ancienne Sogdiane. J’ai pu me former une idée de ces riches campagnes, durant l’excursion que nous avons faite au village d’Ourgout. C’est un site délicieux, blotti dans les premiers contreforts des montagnes. Le massif neigeux de l’Alaï, visible en entier de ce lieu, dentelle de ses arêtes un ciel de turquoise. Une source descend des glaciers, elle tombe en chantant dans un bassin limpide, où elle se repose un instant avant d’aller grossir les flots limoneux du Zarafchan. Des hommes prient dans une petite mosquée, au bord de l’eau, sous un berceau d’énormes platanes qui rappellent ceux du Bosphore. Le mollah nous apporte un repas de sucreries, de mouton rôti ; nous lui insinuons d’y joindre quelques-unes des belles truites qui s’ébattent dans le vivier ; il refuse et nous supplie de les respecter ; elles sont protégées par la mosquée, le vieux prêtre les nourrit avec une sollicitude religieuse. Sur la prairie voisine, les villageois nous offrent le spectacle de leurs divertissements traditionnels, des combats de perdrix et une baïga. C’est une manière de tournoi, où se peignent au vif les mœurs belliqueuses et pillardes des ancêtres. Les jouteurs sautent sur leurs petits chevaux turcomans et se partagent en deux camps ; on place un chevreau, prix à disputer, entre les deux escadrons. Ils fondent l’un sur l’autre et s’arrachent cette proie ; les plus agiles s’emparent tour à tour de l’animal, l’emportent sur le garrot de leurs montures ; il est reperdu, repris ; c’est une mêlée furieuse, souvent dangereuse, avec force invectives, gourmades et ruades. Les vieillards à barbe blanche n’y sont pas moins ardents et moins bons cavaliers que les jeunes gars. La lutte cesse quand l’une des troupes renonce à reconquérir sur l’autre les membres pantelants du chevreau.
Tout le long de la route que nous avons suivie, les vergers et les cultures se succèdent, autour de fermes encloses entre des murs de limon séché. L’aspect de ces fermes et des paysans qui en sortent, vêtus d’une chemise de coton, la terre humide et noire, les récoltes que cette terre porte, les procédés d’exploitation, tout ici fait penser à la vallée du Nil et rappelle le travail industrieux du peuple fellah. Les Sartes irriguent de même leurs petits champs ; ils creusent les canaux avec des bêches de fer en forme de bouclier triangulaire. Continuellement noyé sous l’eau grasse que charrient ces milliers d’artères, le sol donne plusieurs récoltes à chaque saison. Le riz, le coton alternent avec les luzernes et les trèfles ; la vigne s’enroule aux troncs des peupliers et des saules. Les Russes fondent de grandes espérances sur cet opulent jardin de l’Asie centrale, qui se prolonge dans toutes les plaines du Ferghana. Ils projettent d’y développer la production cotonnière et de libérer ainsi leurs fabriques de l’importation américaine ; le textile, apporté d’Asie, ouvré à Moscou, reviendrait en Asie habiller ceux qui le cultivent. Entre l’Amou-Daria et la Caspienne, les balles de coton alimentent déjà le trafic du chemin de fer au-delà des prévisions les plus optimistes. Les vins de ce pays, mieux fabriqués, feront peut-être une rude concurrence aux nôtres sur les tables de Pétersbourg. Nous sommes depuis quelques jours au régime des crus de Tachkent, ils ne nous ont point paru méprisables. L’homme qui a rattaché ces provinces à la Russie se propose maintenant d’y révolutionner des industries et des cultures attardées ; l’essor est déjà donné. Hélas ! hélas ! avant peu d’années, des usines bourdonneront près du tombeau de Timour ; leurs cheminées noires enfumeront cette atmosphère transparente sur l’emplacement où s’écroulent les minarets émaillés d’azur. N’ai-je pas vu danser à la lumière électrique dans la gare de Samarcande ?
Car nos journées si pleines se terminent par des bals, au club des officiers, à la résidence, à la gare. Le matin, on était au palais et chez les contemporains de Tamerlan ; le soir, on a franchi 900 lieues et vécu six ou sept siècles, on se retrouve dans un salon de Pétersbourg. Nous pourrions oublier que nous sommes au pied des monts de la Chine, n’étaient les physionomies graves de quelques Sartes, qui haussent leurs têtes par-dessus les haies des jardins où l’on danse et regardent d’un air songeur les valses des péris d’Occident. Ces cariatides vivantes nous font souvenir que deux fleuves se côtoient aujourd’hui sur ce coin de terre, sans mêler leurs eaux ; bientôt, le plus profond, le plus impétueux absorbera l’autre. En attendant, les airs russes prennent possession de l’espace ; ces nuits alanguies les boivent voluptueusement : ils s’en vont dans la brise tiède qui caresse les cimes des peupliers et des karagatch ; ils montent dans le ciel d’Asie, sombre et doux sur nos têtes, avec son trésor d’étoiles à l’éclat amorti, comme de vieilles pièces d’or qui ont beaucoup servi. Les lumières et les harmonies d’en haut descendent indulgemment sur la joie du bal, sur les feux électriques et les musiques humaines qui glorifient les petits événements d’en bas.
On nous arrache à cet enchantement : le jour du départ est venu, le train de retour chauffe, l’ingénieur qui dispose de nous ne souffre pas qu’on s’attarde. Il faut dire adieu à Samarcande, plus tôt que je ne l’eusse voulu. Il faut dire adieu à la compagne qui partage mon logis : une des tourterelles dont ces jardins sont remplis a fait son nid sur l’entablement du poêle. Je m’étais habitué à elle, je rencontrais ses yeux irisés en me réveillant. Tandis que j’écrivais devant la fenêtre ouverte, le mâle entrait et sortait bruyamment, effleurant mon papier de ses ailes ; il apportait la nourriture à la couveuse. Elle, immobile sur ses œufs, me regardait travailler. Pendant que je couvrais ces feuilles de mots inutiles, la petite bête pensive achevait son œuvre d’amour, meilleure et plus nécessaire que la mienne, puisque c’est la grande œuvre de vie. Je la quitte avec regret : je retourne aux pays ternes, aux durs métiers que les hommes y font ; elle reprendra son vol facile, dans cette fine lumière, autour des dômes bleus que je ne reverrai plus. »
Tchardjoui sur l’Oxus (p. 47-50)
Samarcande (p. 62-65)
Extrait court
« La population rurale est mêlée de Sartes et d’Ouzbeks ; on l’évalue à trois cent mille âmes dans la vallée du Zarafchan, l’ancienne Sogdiane. J’ai pu me former une idée de ces riches campagnes, durant l’excursion que nous avons faite au village d’Ourgout. C’est un site délicieux, blotti dans les premiers contreforts des montagnes. Le massif neigeux de l’Alaï, visible en entier de ce lieu, dentelle de ses arêtes un ciel de turquoise. Une source descend des glaciers, elle tombe en chantant dans un bassin limpide, où elle se repose un instant avant d’aller grossir les flots limoneux du Zarafchan. Des hommes prient dans une petite mosquée, au bord de l’eau, sous un berceau d’énormes platanes qui rappellent ceux du Bosphore. Le mollah nous apporte un repas de sucreries, de mouton rôti ; nous lui insinuons d’y joindre quelques-unes des belles truites qui s’ébattent dans le vivier ; il refuse et nous supplie de les respecter ; elles sont protégées par la mosquée, le vieux prêtre les nourrit avec une sollicitude religieuse. Sur la prairie voisine, les villageois nous offrent le spectacle de leurs divertissements traditionnels, des combats de perdrix et une baïga. C’est une manière de tournoi, où se peignent au vif les mœurs belliqueuses et pillardes des ancêtres. Les jouteurs sautent sur leurs petits chevaux turcomans et se partagent en deux camps ; on place un chevreau, prix à disputer, entre les deux escadrons. Ils fondent l’un sur l’autre et s’arrachent cette proie ; les plus agiles s’emparent tour à tour de l’animal, l’emportent sur le garrot de leurs montures ; il est reperdu, repris ; c’est une mêlée furieuse, souvent dangereuse, avec force invectives, gourmades et ruades. Les vieillards à barbe blanche n’y sont pas moins ardents et moins bons cavaliers que les jeunes gars. La lutte cesse quand l’une des troupes renonce à reconquérir sur l’autre les membres pantelants du chevreau.
Tout le long de la route que nous avons suivie, les vergers et les cultures se succèdent, autour de fermes encloses entre des murs de limon séché. L’aspect de ces fermes et des paysans qui en sortent, vêtus d’une chemise de coton, la terre humide et noire, les récoltes que cette terre porte, les procédés d’exploitation, tout ici fait penser à la vallée du Nil et rappelle le travail industrieux du peuple fellah. Les Sartes irriguent de même leurs petits champs ; ils creusent les canaux avec des bêches de fer en forme de bouclier triangulaire. Continuellement noyé sous l’eau grasse que charrient ces milliers d’artères, le sol donne plusieurs récoltes à chaque saison. Le riz, le coton alternent avec les luzernes et les trèfles ; la vigne s’enroule aux troncs des peupliers et des saules. Les Russes fondent de grandes espérances sur cet opulent jardin de l’Asie centrale, qui se prolonge dans toutes les plaines du Ferghana. Ils projettent d’y développer la production cotonnière et de libérer ainsi leurs fabriques de l’importation américaine ; le textile, apporté d’Asie, ouvré à Moscou, reviendrait en Asie habiller ceux qui le cultivent. Entre l’Amou-Daria et la Caspienne, les balles de coton alimentent déjà le trafic du chemin de fer au-delà des prévisions les plus optimistes. Les vins de ce pays, mieux fabriqués, feront peut-être une rude concurrence aux nôtres sur les tables de Pétersbourg. Nous sommes depuis quelques jours au régime des crus de Tachkent, ils ne nous ont point paru méprisables. L’homme qui a rattaché ces provinces à la Russie se propose maintenant d’y révolutionner des industries et des cultures attardées ; l’essor est déjà donné. Hélas ! hélas ! avant peu d’années, des usines bourdonneront près du tombeau de Timour ; leurs cheminées noires enfumeront cette atmosphère transparente sur l’emplacement où s’écroulent les minarets émaillés d’azur. N’ai-je pas vu danser à la lumière électrique dans la gare de Samarcande ?
Car nos journées si pleines se terminent par des bals, au club des officiers, à la résidence, à la gare. Le matin, on était au palais et chez les contemporains de Tamerlan ; le soir, on a franchi 900 lieues et vécu six ou sept siècles, on se retrouve dans un salon de Pétersbourg. Nous pourrions oublier que nous sommes au pied des monts de la Chine, n’étaient les physionomies graves de quelques Sartes, qui haussent leurs têtes par-dessus les haies des jardins où l’on danse et regardent d’un air songeur les valses des péris d’Occident. Ces cariatides vivantes nous font souvenir que deux fleuves se côtoient aujourd’hui sur ce coin de terre, sans mêler leurs eaux ; bientôt, le plus profond, le plus impétueux absorbera l’autre. En attendant, les airs russes prennent possession de l’espace ; ces nuits alanguies les boivent voluptueusement : ils s’en vont dans la brise tiède qui caresse les cimes des peupliers et des karagatch ; ils montent dans le ciel d’Asie, sombre et doux sur nos têtes, avec son trésor d’étoiles à l’éclat amorti, comme de vieilles pièces d’or qui ont beaucoup servi. Les lumières et les harmonies d’en haut descendent indulgemment sur la joie du bal, sur les feux électriques et les musiques humaines qui glorifient les petits événements d’en bas.
On nous arrache à cet enchantement : le jour du départ est venu, le train de retour chauffe, l’ingénieur qui dispose de nous ne souffre pas qu’on s’attarde. Il faut dire adieu à Samarcande, plus tôt que je ne l’eusse voulu. Il faut dire adieu à la compagne qui partage mon logis : une des tourterelles dont ces jardins sont remplis a fait son nid sur l’entablement du poêle. Je m’étais habitué à elle, je rencontrais ses yeux irisés en me réveillant. Tandis que j’écrivais devant la fenêtre ouverte, le mâle entrait et sortait bruyamment, effleurant mon papier de ses ailes ; il apportait la nourriture à la couveuse. Elle, immobile sur ses œufs, me regardait travailler. Pendant que je couvrais ces feuilles de mots inutiles, la petite bête pensive achevait son œuvre d’amour, meilleure et plus nécessaire que la mienne, puisque c’est la grande œuvre de vie. Je la quitte avec regret : je retourne aux pays ternes, aux durs métiers que les hommes y font ; elle reprendra son vol facile, dans cette fine lumière, autour des dômes bleus que je ne reverrai plus. »
(p. 94-97)
Tchardjoui sur l’Oxus (p. 47-50)
Samarcande (p. 62-65)
Extrait court