Samarcande :
« Aujourd’hui, tout le cours inférieur de l’Amou-Daria est russe. Les deux canonnières ancrées devant nous y promènent le pavillon du tsar, avec précaution, car cette navigation inconnue est hasardeuse, et l’on s’engrave fréquemment sur les bancs de sable. Les petits bâtiments viennent de transporter un bataillon à Kerki, à 200 verstes en amont ; c’est le point extrême des établissements russes ; les soldats y sont campés en face de tribus turcomanes, nominalement réclamées par l’émir de Kaboul, en fait indépendantes et nomades. Kerki est à mi-chemin entre Tchardjoui et la très vénérable Balkh, “Mère des villes”, sur la limite de l’ancienne Bactriane, de l’Afghanistan actuel.
En face de nous, au point où le chemin de fer l’aborde, le fleuve se divise en trois bras, séparés par des îles basses qui disparaissent sous l’eau au temps de l’inondation. Les affouillements produits par la violence du courant modifient sans cesse la distribution des îles et des bras. Actuellement, le grand chenal mesure 1 500 mètres de largeur ; le lit total, 4 kilomètres. Un pont tubulaire de cette dimension, apporté d’Europe avec les matériaux de ses piles, eût coûté à lui seul plus que tout le reste de la ligne : il n’y fallait pas songer. Le gouvernement alloua un crédit de 300 000 roubles pour l’installation d’un bac à vapeur. Cette solution provisoire ne satisfaisait pas Annenkov. Un ingénieur, M. Balinski, lui offrit de tenter l’établissement d’un pont en simple charpente, pour un prix inférieur au crédit accordé. On risqua l’expérience ; le pont, achevé en janvier dernier, a fait ses preuves depuis cette époque. Il est uniquement construit en bois, sans fer ni pierres, sans piles ni culées : une forêt de sapins de Russie, enfoncés dans ce précaire lit d’argile, et portant un tablier de planches sur leurs têtes entrecroisées. Nous voyons son long profil fuir au ras de l’eau et se confondre avec l’horizon.
On nous appelle ; la locomotive siffle et s’impatiente, pressée de conquérir du pays nouveau. Nous espérions quelque retard de l’inauguration qui eût bien fait notre affaire ; nous eussions voulu séjourner davantage à Tchardjoui, chasser le tigre dans les roseaux de l’Oxus, où ces fauves se montrent fréquemment. Il faut monter dans le train qui entrera demain à Samarcande.
Un train, cela ? Mais c’est un village d’opéra-comique ! La nouvelle voie n’a pas encore reçu le matériel de luxe destiné aux voyageurs, elle ne possède que des wagons de marchandises et des plates-formes. Pour nous installer convenablement, on a imaginé de placer sur des trucs quelques-unes de ces maisonnettes qui arrivent toutes faites de la Volga, et qui doivent servir de logis aux cantonniers de la ligne. Ce sont des isbas de style russe, non pas la réelle et pauvre chaumière du moujik, mais le joujou coquet, minuscule, que vous avez pu voir dans les décors de théâtre. Les maisonnettes brillent au soleil, repeintes en blanc pour la circonstance, avec des rehauts de bleu et de rouge sur les frontons sculptés des portes et des fenêtres. Il y en a ainsi une douzaine à la file, sur autant de plates-formes ; un balcon commun les relie, formant la rue de ce village ; les invités y circulent et gagnent par là le restaurant, établi sous une tente en tête du train ; c’est ici l’autel des libations, les vins de Champagne, de Samarcande et de Tachkent y pourvoiront. Les isbas sont pavoisées de drapeaux, la locomotive disparaît sous les pavillons, les couronnes et les bouquets. Un air de fête et une allégresse communicative se dégagent de cet étrange convoi. Il s’ébranle, au son de la musique, et s’engage sur le pont avec une vitesse de 20 verstes à l’heure.
C’est un moment solennel. Lancés sur la frêle charpente qui tremble, au-dessus des larges eaux du fleuve, voyant la rive quittée disparaître sans que l’autre se rapproche sensiblement, nous devinons ici le grand coup d’audace de la partie, le maximum de cet effort que nous avons vu persévérer et croître depuis trois jours, dans les sables et les déserts. Des applaudissements involontaires éclatent, adressés aux ingénieurs présents, à leur chef absent. Dans nos cerveaux, habitués à rapporter certaines choses à certains pays, les notions positives se brouillent ; nous sommes en Amérique, tout l’atteste, et cette Amérique obéit à des Russes, au cœur de l’Asie musulmane ; nous traversons, sur le balcon d’une isba moscovite, un Mississippi qui descend de l’Himalaya ; la sainte Boukhara, où nous arriverons dans quelques heures, va-t-elle se présenter à nous sous l’aspect de Chicago ? »
Tchardjoui sur l’Oxus (p. 47-50)
Samarcande (suite) (p. 94-97)
Extrait court
« Aujourd’hui, tout le cours inférieur de l’Amou-Daria est russe. Les deux canonnières ancrées devant nous y promènent le pavillon du tsar, avec précaution, car cette navigation inconnue est hasardeuse, et l’on s’engrave fréquemment sur les bancs de sable. Les petits bâtiments viennent de transporter un bataillon à Kerki, à 200 verstes en amont ; c’est le point extrême des établissements russes ; les soldats y sont campés en face de tribus turcomanes, nominalement réclamées par l’émir de Kaboul, en fait indépendantes et nomades. Kerki est à mi-chemin entre Tchardjoui et la très vénérable Balkh, “Mère des villes”, sur la limite de l’ancienne Bactriane, de l’Afghanistan actuel.
En face de nous, au point où le chemin de fer l’aborde, le fleuve se divise en trois bras, séparés par des îles basses qui disparaissent sous l’eau au temps de l’inondation. Les affouillements produits par la violence du courant modifient sans cesse la distribution des îles et des bras. Actuellement, le grand chenal mesure 1 500 mètres de largeur ; le lit total, 4 kilomètres. Un pont tubulaire de cette dimension, apporté d’Europe avec les matériaux de ses piles, eût coûté à lui seul plus que tout le reste de la ligne : il n’y fallait pas songer. Le gouvernement alloua un crédit de 300 000 roubles pour l’installation d’un bac à vapeur. Cette solution provisoire ne satisfaisait pas Annenkov. Un ingénieur, M. Balinski, lui offrit de tenter l’établissement d’un pont en simple charpente, pour un prix inférieur au crédit accordé. On risqua l’expérience ; le pont, achevé en janvier dernier, a fait ses preuves depuis cette époque. Il est uniquement construit en bois, sans fer ni pierres, sans piles ni culées : une forêt de sapins de Russie, enfoncés dans ce précaire lit d’argile, et portant un tablier de planches sur leurs têtes entrecroisées. Nous voyons son long profil fuir au ras de l’eau et se confondre avec l’horizon.
On nous appelle ; la locomotive siffle et s’impatiente, pressée de conquérir du pays nouveau. Nous espérions quelque retard de l’inauguration qui eût bien fait notre affaire ; nous eussions voulu séjourner davantage à Tchardjoui, chasser le tigre dans les roseaux de l’Oxus, où ces fauves se montrent fréquemment. Il faut monter dans le train qui entrera demain à Samarcande.
Un train, cela ? Mais c’est un village d’opéra-comique ! La nouvelle voie n’a pas encore reçu le matériel de luxe destiné aux voyageurs, elle ne possède que des wagons de marchandises et des plates-formes. Pour nous installer convenablement, on a imaginé de placer sur des trucs quelques-unes de ces maisonnettes qui arrivent toutes faites de la Volga, et qui doivent servir de logis aux cantonniers de la ligne. Ce sont des isbas de style russe, non pas la réelle et pauvre chaumière du moujik, mais le joujou coquet, minuscule, que vous avez pu voir dans les décors de théâtre. Les maisonnettes brillent au soleil, repeintes en blanc pour la circonstance, avec des rehauts de bleu et de rouge sur les frontons sculptés des portes et des fenêtres. Il y en a ainsi une douzaine à la file, sur autant de plates-formes ; un balcon commun les relie, formant la rue de ce village ; les invités y circulent et gagnent par là le restaurant, établi sous une tente en tête du train ; c’est ici l’autel des libations, les vins de Champagne, de Samarcande et de Tachkent y pourvoiront. Les isbas sont pavoisées de drapeaux, la locomotive disparaît sous les pavillons, les couronnes et les bouquets. Un air de fête et une allégresse communicative se dégagent de cet étrange convoi. Il s’ébranle, au son de la musique, et s’engage sur le pont avec une vitesse de 20 verstes à l’heure.
C’est un moment solennel. Lancés sur la frêle charpente qui tremble, au-dessus des larges eaux du fleuve, voyant la rive quittée disparaître sans que l’autre se rapproche sensiblement, nous devinons ici le grand coup d’audace de la partie, le maximum de cet effort que nous avons vu persévérer et croître depuis trois jours, dans les sables et les déserts. Des applaudissements involontaires éclatent, adressés aux ingénieurs présents, à leur chef absent. Dans nos cerveaux, habitués à rapporter certaines choses à certains pays, les notions positives se brouillent ; nous sommes en Amérique, tout l’atteste, et cette Amérique obéit à des Russes, au cœur de l’Asie musulmane ; nous traversons, sur le balcon d’une isba moscovite, un Mississippi qui descend de l’Himalaya ; la sainte Boukhara, où nous arriverons dans quelques heures, va-t-elle se présenter à nous sous l’aspect de Chicago ? »
(p. 62-65)
Tchardjoui sur l’Oxus (p. 47-50)
Samarcande (suite) (p. 94-97)
Extrait court