Les passeurs, les cupules et les éoliennes :
« Pérégriner, c’est se taire ; marcher, c’est parler au monde. J’aime marcher le matin, en compagnie de la condensation, quand le jour est encore encombré d’eau et de la lourdeur de la nuit. La brume réveille la peau, la rosée ouvre les paupières.
La Ligne fend les massifs de sapins vigoureux de part et d’autre du col de Prayé (785 m). Une bécasse des bois décampe sous mon nez, aussi effrayée que moi. La laie herbeuse grimpe directement à la tête de Bipierre, amorce de la crête des Hautes-Chaumes qui s’étire jusqu’à la Haute Loge en passant par la tête des Blanches-Roches, contrefort occidental de la vallée de la Bruche.
Le vent secoue les conifères et fouette les touffes de graminées fourragères ; l’endroit leur est tellement propice qu’elles ressemblent à du ray-grass anglais. À la tête de Bipierre (901 m), la borne allemande est doublée par une borne française. La toponymie l’imposait, autant que la fierté nationale. Dans une agitation aimable qui anime tous les matins du monde, de frêles colonnes de vapeur remontent l’escarpement. Les Vosges sont le moucharabieh oriental du pays, l’Alsace son courant d’air.
Des hameaux apparaissent au loin dans des trouées : Malplaquet, Salm, Les Quelles, Bambois. Derrière jaillit une crête hérissée de sapins noirs ; on dirait les festons d’un voile de funérailles. Des sangliers retournent la tourbe chaque nuit. L’atmosphère est inhospitalière mais étrangement douce. Je marche en tee-shirt entouré d’une ouate grise et fragile.
Les herbes et les jeunes sapins colonisent les chaumes ; la bruyère et les fougères se partagent difficilement les restes. La lande a laissé la place à un plateau prometteur qui ressemblera trop vite aux forêts denses qui habillent déjà toutes les montagnes alentour.
Des roches aux formes mystérieuses parsèment le sommet encore découvert : rochers à cupules, pierre à vulve, blocs entaillés, phallus, menhir couché. Tout en saillies, en veines, en éminences surnaturelles. C’est ainsi que les voient les hommes en quête de sens, d’enracinement cosmique et d’évasion tellurique. Les pierres offrent une douce rêverie depuis l’éveil de l’humanité. Matières premières des premiers hommes, autels et outils, ces météorites terrestres conversent avec l’éternité. Leur mutisme nourrit la mystique.
À vrai dire, ce ne sont pas ces roches que je ressens mais c’est le regard d’un animal. Je me sens épié. Je me retourne à plusieurs reprises, déçu qu’aucune bête ne me suive. Aucun prédateur non plus sur la crête, campé sur un éperon, dont le regard approbateur me concéderait le droit de traverser son territoire et le devoir de le partager un temps avec lui.
La bestiole doit se cacher dans les taillis, trop heureuse de révéler aux passants l’esprit contingenté qui meut la société quand elle est jetée en pleine nature. Les hommes se rassurent plus qu’ils ne s’aiment. Victimes consentantes des lois du marché, les consommateurs acceptent de se faire dévorer tout crus par les spéculateurs mais refusent d’abandonner une part d’eux-mêmes à ce qui les constitue. “L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même”, leur répète pourtant Élisée Reclus.
Le sapin pectiné couvre près de la moitié du massif du Donon. Creusées dans les roches cristallines ou gréseuses, les pentes n’offrent aucun répit. C’est un des territoires les plus sauvages des Vosges. Le grand tétras y traînerait encore ses caroncules rouges ; le loup y est passé il y a quelques années. La réserve biologique intégrale de la Chatte-Pendue abrite le plus fort taux de bois mort de France pour encourager le fragile et susceptible coq de bruyère.
Contrairement à cette grosse poule, je n’aime pas les sapinières. Elles sont lugubres et squelettiques. Celle que je traverse est infiltrée par la brume, ce qui la rend encore plus fantomatique. Tapis moelleux d’aiguilles cuivrées. Troncs herses. Le flanc gauche du plateau se dérobe dans le brouillard. »
La gare et le terrain de camping (p. 59-62)
Les pommes de terre (p. 220-222)
Extrait court
« Pérégriner, c’est se taire ; marcher, c’est parler au monde. J’aime marcher le matin, en compagnie de la condensation, quand le jour est encore encombré d’eau et de la lourdeur de la nuit. La brume réveille la peau, la rosée ouvre les paupières.
La Ligne fend les massifs de sapins vigoureux de part et d’autre du col de Prayé (785 m). Une bécasse des bois décampe sous mon nez, aussi effrayée que moi. La laie herbeuse grimpe directement à la tête de Bipierre, amorce de la crête des Hautes-Chaumes qui s’étire jusqu’à la Haute Loge en passant par la tête des Blanches-Roches, contrefort occidental de la vallée de la Bruche.
Le vent secoue les conifères et fouette les touffes de graminées fourragères ; l’endroit leur est tellement propice qu’elles ressemblent à du ray-grass anglais. À la tête de Bipierre (901 m), la borne allemande est doublée par une borne française. La toponymie l’imposait, autant que la fierté nationale. Dans une agitation aimable qui anime tous les matins du monde, de frêles colonnes de vapeur remontent l’escarpement. Les Vosges sont le moucharabieh oriental du pays, l’Alsace son courant d’air.
Des hameaux apparaissent au loin dans des trouées : Malplaquet, Salm, Les Quelles, Bambois. Derrière jaillit une crête hérissée de sapins noirs ; on dirait les festons d’un voile de funérailles. Des sangliers retournent la tourbe chaque nuit. L’atmosphère est inhospitalière mais étrangement douce. Je marche en tee-shirt entouré d’une ouate grise et fragile.
Les herbes et les jeunes sapins colonisent les chaumes ; la bruyère et les fougères se partagent difficilement les restes. La lande a laissé la place à un plateau prometteur qui ressemblera trop vite aux forêts denses qui habillent déjà toutes les montagnes alentour.
Des roches aux formes mystérieuses parsèment le sommet encore découvert : rochers à cupules, pierre à vulve, blocs entaillés, phallus, menhir couché. Tout en saillies, en veines, en éminences surnaturelles. C’est ainsi que les voient les hommes en quête de sens, d’enracinement cosmique et d’évasion tellurique. Les pierres offrent une douce rêverie depuis l’éveil de l’humanité. Matières premières des premiers hommes, autels et outils, ces météorites terrestres conversent avec l’éternité. Leur mutisme nourrit la mystique.
À vrai dire, ce ne sont pas ces roches que je ressens mais c’est le regard d’un animal. Je me sens épié. Je me retourne à plusieurs reprises, déçu qu’aucune bête ne me suive. Aucun prédateur non plus sur la crête, campé sur un éperon, dont le regard approbateur me concéderait le droit de traverser son territoire et le devoir de le partager un temps avec lui.
La bestiole doit se cacher dans les taillis, trop heureuse de révéler aux passants l’esprit contingenté qui meut la société quand elle est jetée en pleine nature. Les hommes se rassurent plus qu’ils ne s’aiment. Victimes consentantes des lois du marché, les consommateurs acceptent de se faire dévorer tout crus par les spéculateurs mais refusent d’abandonner une part d’eux-mêmes à ce qui les constitue. “L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même”, leur répète pourtant Élisée Reclus.
Le sapin pectiné couvre près de la moitié du massif du Donon. Creusées dans les roches cristallines ou gréseuses, les pentes n’offrent aucun répit. C’est un des territoires les plus sauvages des Vosges. Le grand tétras y traînerait encore ses caroncules rouges ; le loup y est passé il y a quelques années. La réserve biologique intégrale de la Chatte-Pendue abrite le plus fort taux de bois mort de France pour encourager le fragile et susceptible coq de bruyère.
Contrairement à cette grosse poule, je n’aime pas les sapinières. Elles sont lugubres et squelettiques. Celle que je traverse est infiltrée par la brume, ce qui la rend encore plus fantomatique. Tapis moelleux d’aiguilles cuivrées. Troncs herses. Le flanc gauche du plateau se dérobe dans le brouillard. »
(p. 129-131)
La gare et le terrain de camping (p. 59-62)
Les pommes de terre (p. 220-222)
Extrait court