Dans l’ombre du lynx :
« Il est temps de partir. Je me lève. Je m’élance. Esquiver les corps constitués, la consanguinité sociale, la militance docile, le pragmatisme. La pente qui dévale sous la borne m’emporte. Je cours déjà malgré moi. M’échapper des corporations, des conclaves, des communions, de l’unanimité. Je glisse maintenant sur les feuilles mortes. Fuir les guindés, les obséquieux, les zélés, les exaltés, les grincheux. M’extirper du troupeau, ne plus entendre ses beuglements. Je me laisse aller. Marcher sur le fil d’une frontière, c’est devenir invisible.
M’évanouir. Humer la bouse et le thym serpolet. Croquer l’incertain. Lécher la rosée des aurores aventureuses. Escamoter l’époque et déraper sur l’humus. S’abandonner à la géographie permet de se soustraire à l’emprise du corps.
Mon cœur tambourine. Ma course m’amène à un replat ombragé où la Ligne change de cap à une borne cintrée. Coiffée d’une perruque de mousse un peu ridicule, façon Elton John, elle porte la date de 1605 et les blasons du duché de Lorraine et de la seigneurie de Hanau-Lichtenberg.
Je dépasse plusieurs bornes qui marquent d’autres époques et d’autres compromis : 1826, 1849? Celle qui jouxte la route départementale n° 3 a un corps blanc et un capuchon jaune. La matière plastique a mangé la pierre des bornes en quelques décennies.
La Ligne fend une réserve biologique intégrale. Un panneau rappelle qu’il est interdit de circuler en dehors des sentiers balisés en raison de “l’absence de toute intervention humaine portant sur la sécurité”. Cette prévention me fait sourire au moment où j’entame mon périple hors des sentiers battus.
C’est parce qu’il reste si peu de moi que j’entreprends ce cheminement sur une ligne à la fois imaginaire et arbitraire. Pour sentir mon corps exister, travaillé par plus puissant et plus anonyme que lui. Pour chercher “quelque lieu sauvage dans la forêt? quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier”, comme le dit si bien Jean-Jacques Rousseau. Pour éprouver les marges et les lisières si fécondes, en bordure d’une Alsace tout entière frontière, au cœur d’un massif vosgien contrasté et captivant. »
La gare et le terrain de camping (p. 59-62)
Les passeurs, les cupules et les éoliennes (p. 129-131)
Les pommes de terre (p. 220-222)
« Il est temps de partir. Je me lève. Je m’élance. Esquiver les corps constitués, la consanguinité sociale, la militance docile, le pragmatisme. La pente qui dévale sous la borne m’emporte. Je cours déjà malgré moi. M’échapper des corporations, des conclaves, des communions, de l’unanimité. Je glisse maintenant sur les feuilles mortes. Fuir les guindés, les obséquieux, les zélés, les exaltés, les grincheux. M’extirper du troupeau, ne plus entendre ses beuglements. Je me laisse aller. Marcher sur le fil d’une frontière, c’est devenir invisible.
M’évanouir. Humer la bouse et le thym serpolet. Croquer l’incertain. Lécher la rosée des aurores aventureuses. Escamoter l’époque et déraper sur l’humus. S’abandonner à la géographie permet de se soustraire à l’emprise du corps.
Mon cœur tambourine. Ma course m’amène à un replat ombragé où la Ligne change de cap à une borne cintrée. Coiffée d’une perruque de mousse un peu ridicule, façon Elton John, elle porte la date de 1605 et les blasons du duché de Lorraine et de la seigneurie de Hanau-Lichtenberg.
Je dépasse plusieurs bornes qui marquent d’autres époques et d’autres compromis : 1826, 1849? Celle qui jouxte la route départementale n° 3 a un corps blanc et un capuchon jaune. La matière plastique a mangé la pierre des bornes en quelques décennies.
La Ligne fend une réserve biologique intégrale. Un panneau rappelle qu’il est interdit de circuler en dehors des sentiers balisés en raison de “l’absence de toute intervention humaine portant sur la sécurité”. Cette prévention me fait sourire au moment où j’entame mon périple hors des sentiers battus.
C’est parce qu’il reste si peu de moi que j’entreprends ce cheminement sur une ligne à la fois imaginaire et arbitraire. Pour sentir mon corps exister, travaillé par plus puissant et plus anonyme que lui. Pour chercher “quelque lieu sauvage dans la forêt? quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier”, comme le dit si bien Jean-Jacques Rousseau. Pour éprouver les marges et les lisières si fécondes, en bordure d’une Alsace tout entière frontière, au cœur d’un massif vosgien contrasté et captivant. »
(p. 24-25)
La gare et le terrain de camping (p. 59-62)
Les passeurs, les cupules et les éoliennes (p. 129-131)
Les pommes de terre (p. 220-222)