Huascarán :
« C’est là que les choses ont basculé. J’ai tourné la tête vers le bas de la pente et j’ai vu, là, oui, j’ai vu là, plus bas, au bas de la pente où je suis, j’ai vu un bâton de ski. Les alpinistes utilisent souvent des bâtons de ski pour s’aider un peu à marcher dans les pentes raides. Cette fois-ci, c’en est trop. On ne laisse pas de son plein gré un sac à dos, un crampon et un bâton de ski en pleine pente : on les perd ! Il y a là un gars qui est passé je ne sais quand, qui a trébuché sans doute, qui est tombé, c’est sûr, qui a glissé dans la pente en perdant successivement un crampon, un sac à dos et un bâton de ski. Et puis, au bas de la pente, puisqu’on ne le voit pas ce gars-là, au bas de la pente, sans doute non loin du bâton de ski, en bas donc, le gars, il est tombé. Il est tombé dans un trou. Un trou, c’est-à-dire une crevasse.
Les choses sont allées lentement dans ma tête, mais c’est maintenant une certitude, c’est un fait avéré, c’est une évidence. Bien sûr, on ne sait rien du tout. On est réduit aux suppositions et aux questions.
Quand ? Combien ? Où ?
On ne sait rien de tout ça, mais il faut aller voir.
J’aurais dû tirer sur la corde, dire halte là les amis, arrêtons-nous, il y a une urgence. Une urgence qui nécessite arrêt, réflexion et action.
Cela, je ne l’ai pas fait de suite. L’altitude, certes, mais sans doute pas seulement. Il y a la corde qui tire, la cordée qui avance inexorablement vers son but. J’ai seulement dit qu’il fallait faire quelque chose. Nous avons avisé : bien sûr, chacun pensait à son sommet, à son but. Nous nous sommes dit que nous ne pouvions rien faire avec notre seule corde, qu’il fallait la deuxième, donc mobiliser tout le groupe.
J’avise deux alpinistes qui redescendent. D’où ? Sont-ils déjà parvenus au sommet et redescendus ? Ont-ils abandonné ? Là n’est pas la question. Encore essoufflé, je leur fais part de la sinistre découverte et leur suggère d’aller jeter un œil en contrebas. Je ne suis pas sûr de m’être fait comprendre ; nous avons parlé anglais, est-ce leur langue ? Font-ils semblant de ne pas comprendre ? L’un d’eux fait un geste évasif qui ne me plaît pas. Il a l’air de se fiche complètement de ce qui est arrivé. En y réfléchissant un peu plus, il y a fort à parier qu’ils ont déjà vu les mêmes indices que nous à la montée et qu’ils en ont déjà pris leur parti. Le parti de ne rien faire. Ni vu, ni connu. Pas vu, pas entendu. Pas parlé non plus. Chacun sa route, pour la plupart, c’est vers le haut ; pour les malchanceux, c’est ailleurs.
L’équipe première est passée par là avant nous : nous marchons tous dans les mêmes traces, pour éviter l’effort de marcher dans la neige fraîche. Et puis, cette trace bien marquée conduit nécessairement au sommet. Il est pour tous inutile de chercher plus loin l’itinéraire. Ainsi, La Pintade et ses sbires ont bien vu le crampon, et sans doute le bâton de ski et le sac. Mais le sommet est l’unique objet de leur quête et ils n’ont pas jugé opportun de se poser des questions. Encore moins d’y répondre.
Je me dis lentement – oh oui comme est lente la réflexion ! – que nous quatre avec une seule corde ne pouvons véritablement agir. Alors voilà quelle sera notre ligne de conduite : nous irons tous au sommet. Ainsi, le but fixé n’aura pas été mis en péril. Mais dès le sommet atteint, nous redescendrons aussitôt ; parvenus au crampon isolé sur la neige, nous descendrons tout droit d’une ou deux longueurs de corde jusqu’au bâton de ski. Nul doute que ce bâton et le sac soient au bord d’un trou, d’une crevasse. Nous regarderons et nous aviserons. Qui sait ce que nous découvrirons ? Parfois, à l’intérieur des crevasses, la neige s’accumule et forme un pont de neige. Notre alpiniste sera peut-être, s’il a de la chance dans son infortune, tombé sur un pont. Il aura la jambe cassée, n’aura pas pu remonter seul, mais nous le ferons remonter par la technique appropriée, qu’on appelle un mouflage, c’est-à-dire qu’on plante solidement un piolet au bord de la crevasse, on fait coulisser une corde autour de ce piolet ; quelques mousquetons savamment placés font du dispositif une sorte de treuil avec poulie, par lequel on remonte le blessé sans que la corde puisse glisser dans le sens de la descente. Peut-être même que l’alpiniste est seulement coincé à quelques mètres, comme au fond d’un puits, attendant qu’une équipe vienne seulement lui jeter une corde !
Il y a naturellement une forme de lâcheté dans ce raisonnement. Moi aussi, je viens de décider de faire le sommet d’abord. Là-haut, les efforts sont si ardus que lâcheté et paresse se confondent.
Quoi qu’il en soit, j’ai pris ma décision et serai heureux de m’y tenir. »
El Capitan (p. 114-115)
Midi-Plan (p. 190-194)
Extrait court
« C’est là que les choses ont basculé. J’ai tourné la tête vers le bas de la pente et j’ai vu, là, oui, j’ai vu là, plus bas, au bas de la pente où je suis, j’ai vu un bâton de ski. Les alpinistes utilisent souvent des bâtons de ski pour s’aider un peu à marcher dans les pentes raides. Cette fois-ci, c’en est trop. On ne laisse pas de son plein gré un sac à dos, un crampon et un bâton de ski en pleine pente : on les perd ! Il y a là un gars qui est passé je ne sais quand, qui a trébuché sans doute, qui est tombé, c’est sûr, qui a glissé dans la pente en perdant successivement un crampon, un sac à dos et un bâton de ski. Et puis, au bas de la pente, puisqu’on ne le voit pas ce gars-là, au bas de la pente, sans doute non loin du bâton de ski, en bas donc, le gars, il est tombé. Il est tombé dans un trou. Un trou, c’est-à-dire une crevasse.
Les choses sont allées lentement dans ma tête, mais c’est maintenant une certitude, c’est un fait avéré, c’est une évidence. Bien sûr, on ne sait rien du tout. On est réduit aux suppositions et aux questions.
Quand ? Combien ? Où ?
On ne sait rien de tout ça, mais il faut aller voir.
J’aurais dû tirer sur la corde, dire halte là les amis, arrêtons-nous, il y a une urgence. Une urgence qui nécessite arrêt, réflexion et action.
Cela, je ne l’ai pas fait de suite. L’altitude, certes, mais sans doute pas seulement. Il y a la corde qui tire, la cordée qui avance inexorablement vers son but. J’ai seulement dit qu’il fallait faire quelque chose. Nous avons avisé : bien sûr, chacun pensait à son sommet, à son but. Nous nous sommes dit que nous ne pouvions rien faire avec notre seule corde, qu’il fallait la deuxième, donc mobiliser tout le groupe.
J’avise deux alpinistes qui redescendent. D’où ? Sont-ils déjà parvenus au sommet et redescendus ? Ont-ils abandonné ? Là n’est pas la question. Encore essoufflé, je leur fais part de la sinistre découverte et leur suggère d’aller jeter un œil en contrebas. Je ne suis pas sûr de m’être fait comprendre ; nous avons parlé anglais, est-ce leur langue ? Font-ils semblant de ne pas comprendre ? L’un d’eux fait un geste évasif qui ne me plaît pas. Il a l’air de se fiche complètement de ce qui est arrivé. En y réfléchissant un peu plus, il y a fort à parier qu’ils ont déjà vu les mêmes indices que nous à la montée et qu’ils en ont déjà pris leur parti. Le parti de ne rien faire. Ni vu, ni connu. Pas vu, pas entendu. Pas parlé non plus. Chacun sa route, pour la plupart, c’est vers le haut ; pour les malchanceux, c’est ailleurs.
L’équipe première est passée par là avant nous : nous marchons tous dans les mêmes traces, pour éviter l’effort de marcher dans la neige fraîche. Et puis, cette trace bien marquée conduit nécessairement au sommet. Il est pour tous inutile de chercher plus loin l’itinéraire. Ainsi, La Pintade et ses sbires ont bien vu le crampon, et sans doute le bâton de ski et le sac. Mais le sommet est l’unique objet de leur quête et ils n’ont pas jugé opportun de se poser des questions. Encore moins d’y répondre.
Je me dis lentement – oh oui comme est lente la réflexion ! – que nous quatre avec une seule corde ne pouvons véritablement agir. Alors voilà quelle sera notre ligne de conduite : nous irons tous au sommet. Ainsi, le but fixé n’aura pas été mis en péril. Mais dès le sommet atteint, nous redescendrons aussitôt ; parvenus au crampon isolé sur la neige, nous descendrons tout droit d’une ou deux longueurs de corde jusqu’au bâton de ski. Nul doute que ce bâton et le sac soient au bord d’un trou, d’une crevasse. Nous regarderons et nous aviserons. Qui sait ce que nous découvrirons ? Parfois, à l’intérieur des crevasses, la neige s’accumule et forme un pont de neige. Notre alpiniste sera peut-être, s’il a de la chance dans son infortune, tombé sur un pont. Il aura la jambe cassée, n’aura pas pu remonter seul, mais nous le ferons remonter par la technique appropriée, qu’on appelle un mouflage, c’est-à-dire qu’on plante solidement un piolet au bord de la crevasse, on fait coulisser une corde autour de ce piolet ; quelques mousquetons savamment placés font du dispositif une sorte de treuil avec poulie, par lequel on remonte le blessé sans que la corde puisse glisser dans le sens de la descente. Peut-être même que l’alpiniste est seulement coincé à quelques mètres, comme au fond d’un puits, attendant qu’une équipe vienne seulement lui jeter une corde !
Il y a naturellement une forme de lâcheté dans ce raisonnement. Moi aussi, je viens de décider de faire le sommet d’abord. Là-haut, les efforts sont si ardus que lâcheté et paresse se confondent.
Quoi qu’il en soit, j’ai pris ma décision et serai heureux de m’y tenir. »
(p. 60-63)
El Capitan (p. 114-115)
Midi-Plan (p. 190-194)
Extrait court