Slovénie, Croatie, Serbie, Bulgarie :
« Le 1er novembre, je quitte la capitale slovène en direction de la Croatie. Après trois jours d’asphalte et de gaz d’échappement, je repère sur la carte la piste puis la route qui mène par les montagnes du bourg de Kostanjevitsa à la frontière croate. En m’y engageant, j’évite en plus de la pollution les crues de la rivière qui borde la route principale.
Une forte côte offre une vue superbe sur des vallons verdoyants, noyés d’arbres feuillus s’effilant déjà avec l’automne et, au loin, sur d’autres montagnes enneigées. Après l’ascension, je marque une pause pour photographier la pancarte indiquant le nom d’un village : Vrbje. Quatre consonnes sur cinq lettres : j’ai déjà observé sur les cartes des toponymes aussi biscornus. Les peuples slaves n’en ont pas l’apanage – les Gallois sont assez doués pour cela – quoiqu’ils aient un talent certain de créativité pour écorcher les oreilles sensibles avec ce genre de formule alambiquée. Trieste, par exemple, ne se pare plus, de ce côté de la frontière, de son nom gracieusement mélancolique mais s’appelle Trst : sec, cinglant et quasiment imprononçable.
Alors que je cadre ma photo sur la pancarte de Vrbje, un agriculteur, qui passe par là sur un tracteur, arrête son moteur et me regarde, intrigué. Il doit se dire : “Il va pas bien ce type. Il photographie un panneau.” Néanmoins, je ne dois pas avoir l’air dangereux, car, après que je lui ai annoncé que je viens de France à pied, il sort un jerrycan pour m’offrir un coup de rouge de fabrication maison. Toutes ces attentions finissent par me retarder. De plus, je m’égare en consultant mes cartes, imprécises dans ces sentiers de montagne où, pour la première fois, je laisse la trace de mes pas dans la neige. La nuit est tombée depuis une heure lorsque, seul sur une piste de terre, j’entrevois le blason slovène. Ouf ! Je suis à la frontière. Quelques mètres plus loin, il y a un panneau métallique Hrvstska, portant les armes croates. J’en reconnais le damier rouge et blanc. J’enlève mon sac à dos et le pose à sa base pour m’asseoir dessus. Par temps froid, et il doit faire 0 °C, c’est toujours un instant difficile. La sueur qui a coulé entre mon dos et le sac se change aussitôt en traînée glaciale. Malgré ce coup en traître du froid, j’entame une tablette de chocolat et savoure l’arrivée dans mon troisième pays après la France.
La maison la plus proche doit être à plusieurs kilomètres. Pas une lumière n’est visible mais j’entends au loin un bruit de moteur qui se rapproche. Le bruit enfle et, brusquement, au détour de la piste boisée, les deux phares d’un 4x4 fendent la nuit. Je me lève. Le véhicule s’arrête, ses phares pointés vers moi. Deux hommes en descendent. Aveuglé, je ne vois pas qui ils sont. Je pense qu’il s’agit de policiers ou de douaniers. Je n’ai pas peur mais reste sur mes gardes. Je tente un bonsoir cordial :
— Dobre vetcher.
— Dobre vetcher ! me répond-on d’un ton sec.
Pendant d’infinies secondes, je suis scruté, sans pouvoir observer en retour. La Slovénie et la Croatie sont des pays tranquilles. Pourtant, le silence dans cette froide nuit d’automne est pesant. Ils me lancent une phrase, incompréhensible. Je réponds en serbo-croate que je ne parle pas leur langue. Autre silence. Et enfin, lapidaire : Policija !
Ils s’avancent dans les phares : deux jeunes policiers – des colosses – en uniforme, l’un brun et l’autre blond :
Passport, dit l’un d’eux en allemand, langue populaire en Europe centrale.
— Sprechen Sie Deutsch ?
— Ja.
— Que faites-vous de nuit dans la montagne, sur la frontière ?
J’évite de leur dire immédiatement quelque chose du genre : “Justement, vous voyez, là, j’allais en Chine.” Cela leur paraîtrait sans doute bizarre. Je ne crois pas non plus malin de leur faire remarquer que je suis déjà de l’autre côté de la frontière, probablement hors de leur zone de juridiction. Je me contente donc d’un : “Je vais en Croatie. Je n’ai pas besoin de visa. Je voulais passer la frontière plus tôt mais j’ai été retardé par les invitations des habitants des villages alentour.”
Ils semblent tout savoir de mes derniers arrêts et décident de me fouiller. Malheureusement, la première chose qu’ils découvrent dans ma poche est un couteau. Ils devraient se douter qu’il me sert surtout à préparer des sandwichs. Le policier brun, à 2 mètres de moi, sort son revolver et le fait tournoyer autour de son index, certainement pour montrer qu’il a la gâchette facile, puis il me met en joue. Intimidation efficace, car si j’ai toujours du respect pour les forces de l’ordre, là, mon attention n’en est que plus soutenue. Son collègue blond poursuit la fouille. Il ne trouve que vêtements, équipement de bivouac, vivres et matériel photo. En conservant mon passeport et mon couteau, ils me prient de monter dans leur véhicule.
Je suis emmené au commissariat de Krsko. Krsko, quel nom peu accueillant ! Le chef de poste, une femme polie et germanophone, m’interroge à nouveau. Je lui raconte ce que je fais, preuves à l’appui : une première page du journal La Provence et d’autres articles à mon sujet, utiles dans ces circonstances. S’ensuit dans la salle voisine, séparée de moi par une baie vitrée, un conciliabule en slovène à mon propos entre sept policiers et leur chef. Quelques minutes plus tard, j’entends cette dernière épeler mon nom, vraisemblablement pour s’assurer par téléphone que je ne suis pas fiché. Vérification terminée, elle vient me rendre mes biens et me recommande : “Vous devez passer par le poste frontière international de Bregana. Je vous souhaite un excellent voyage. Je vais vous faire raccompagner à Kostanjevitsa, à votre hôtel d’hier soir.” »
Turkménistan (p. 333-336)
Afghanistan (p. 470-473)
Extrait court
« Le 1er novembre, je quitte la capitale slovène en direction de la Croatie. Après trois jours d’asphalte et de gaz d’échappement, je repère sur la carte la piste puis la route qui mène par les montagnes du bourg de Kostanjevitsa à la frontière croate. En m’y engageant, j’évite en plus de la pollution les crues de la rivière qui borde la route principale.
Une forte côte offre une vue superbe sur des vallons verdoyants, noyés d’arbres feuillus s’effilant déjà avec l’automne et, au loin, sur d’autres montagnes enneigées. Après l’ascension, je marque une pause pour photographier la pancarte indiquant le nom d’un village : Vrbje. Quatre consonnes sur cinq lettres : j’ai déjà observé sur les cartes des toponymes aussi biscornus. Les peuples slaves n’en ont pas l’apanage – les Gallois sont assez doués pour cela – quoiqu’ils aient un talent certain de créativité pour écorcher les oreilles sensibles avec ce genre de formule alambiquée. Trieste, par exemple, ne se pare plus, de ce côté de la frontière, de son nom gracieusement mélancolique mais s’appelle Trst : sec, cinglant et quasiment imprononçable.
Alors que je cadre ma photo sur la pancarte de Vrbje, un agriculteur, qui passe par là sur un tracteur, arrête son moteur et me regarde, intrigué. Il doit se dire : “Il va pas bien ce type. Il photographie un panneau.” Néanmoins, je ne dois pas avoir l’air dangereux, car, après que je lui ai annoncé que je viens de France à pied, il sort un jerrycan pour m’offrir un coup de rouge de fabrication maison. Toutes ces attentions finissent par me retarder. De plus, je m’égare en consultant mes cartes, imprécises dans ces sentiers de montagne où, pour la première fois, je laisse la trace de mes pas dans la neige. La nuit est tombée depuis une heure lorsque, seul sur une piste de terre, j’entrevois le blason slovène. Ouf ! Je suis à la frontière. Quelques mètres plus loin, il y a un panneau métallique Hrvstska, portant les armes croates. J’en reconnais le damier rouge et blanc. J’enlève mon sac à dos et le pose à sa base pour m’asseoir dessus. Par temps froid, et il doit faire 0 °C, c’est toujours un instant difficile. La sueur qui a coulé entre mon dos et le sac se change aussitôt en traînée glaciale. Malgré ce coup en traître du froid, j’entame une tablette de chocolat et savoure l’arrivée dans mon troisième pays après la France.
La maison la plus proche doit être à plusieurs kilomètres. Pas une lumière n’est visible mais j’entends au loin un bruit de moteur qui se rapproche. Le bruit enfle et, brusquement, au détour de la piste boisée, les deux phares d’un 4x4 fendent la nuit. Je me lève. Le véhicule s’arrête, ses phares pointés vers moi. Deux hommes en descendent. Aveuglé, je ne vois pas qui ils sont. Je pense qu’il s’agit de policiers ou de douaniers. Je n’ai pas peur mais reste sur mes gardes. Je tente un bonsoir cordial :
— Dobre vetcher.
— Dobre vetcher ! me répond-on d’un ton sec.
Pendant d’infinies secondes, je suis scruté, sans pouvoir observer en retour. La Slovénie et la Croatie sont des pays tranquilles. Pourtant, le silence dans cette froide nuit d’automne est pesant. Ils me lancent une phrase, incompréhensible. Je réponds en serbo-croate que je ne parle pas leur langue. Autre silence. Et enfin, lapidaire : Policija !
Ils s’avancent dans les phares : deux jeunes policiers – des colosses – en uniforme, l’un brun et l’autre blond :
Passport, dit l’un d’eux en allemand, langue populaire en Europe centrale.
— Sprechen Sie Deutsch ?
— Ja.
— Que faites-vous de nuit dans la montagne, sur la frontière ?
J’évite de leur dire immédiatement quelque chose du genre : “Justement, vous voyez, là, j’allais en Chine.” Cela leur paraîtrait sans doute bizarre. Je ne crois pas non plus malin de leur faire remarquer que je suis déjà de l’autre côté de la frontière, probablement hors de leur zone de juridiction. Je me contente donc d’un : “Je vais en Croatie. Je n’ai pas besoin de visa. Je voulais passer la frontière plus tôt mais j’ai été retardé par les invitations des habitants des villages alentour.”
Ils semblent tout savoir de mes derniers arrêts et décident de me fouiller. Malheureusement, la première chose qu’ils découvrent dans ma poche est un couteau. Ils devraient se douter qu’il me sert surtout à préparer des sandwichs. Le policier brun, à 2 mètres de moi, sort son revolver et le fait tournoyer autour de son index, certainement pour montrer qu’il a la gâchette facile, puis il me met en joue. Intimidation efficace, car si j’ai toujours du respect pour les forces de l’ordre, là, mon attention n’en est que plus soutenue. Son collègue blond poursuit la fouille. Il ne trouve que vêtements, équipement de bivouac, vivres et matériel photo. En conservant mon passeport et mon couteau, ils me prient de monter dans leur véhicule.
Je suis emmené au commissariat de Krsko. Krsko, quel nom peu accueillant ! Le chef de poste, une femme polie et germanophone, m’interroge à nouveau. Je lui raconte ce que je fais, preuves à l’appui : une première page du journal La Provence et d’autres articles à mon sujet, utiles dans ces circonstances. S’ensuit dans la salle voisine, séparée de moi par une baie vitrée, un conciliabule en slovène à mon propos entre sept policiers et leur chef. Quelques minutes plus tard, j’entends cette dernière épeler mon nom, vraisemblablement pour s’assurer par téléphone que je ne suis pas fiché. Vérification terminée, elle vient me rendre mes biens et me recommande : “Vous devez passer par le poste frontière international de Bregana. Je vous souhaite un excellent voyage. Je vais vous faire raccompagner à Kostanjevitsa, à votre hôtel d’hier soir.” »
(p. 43-48)
Turkménistan (p. 333-336)
Afghanistan (p. 470-473)
Extrait court