
Édouard Pehlivanian, France Arménie, mars 2025 :
« L’auteur, qui a déjà à son actif une quinzaine de romans, suit un appel : il doit se lancer sur les pas du barde arménien Sayat Nova (XVIIIe siècle). Il visitera ses différents lieux de vie dans un parcours qui va l’aider à apporter une réponse à son propre désarroi. Il est lui-même kurde de Mésopotamie transplanté en Suède. Sa vie n’est pas brillante : séparé de sa femme suédoise et de sa fille, il se morfond seul dans son logement à écouter à la télé des informations en boucle sur la guerre en Ukraine et se sent à des années-lumière des va-t-en-guerre de ce début du troisième millénaire. Il a en tête le film de Sergueï Paradjanov La Couleur de la grenade et le Sayat-Nova en noir et blanc de Kim Arzoumanian. Il conçoit son voyage comme une thérapie : “Devant la folie généralisée, il nous restait le rêve, la poésie et la beauté? Ensemble, le poète et moi nous allions nous entendre à merveille. Je n’avais nullement besoin de me convertir à son christianisme apostolique? Je resterai tel que le bon Dieu m’avait fait, c’est-à-dire un musulman doutant de tout.” L’affinité spirituelle de l’auteur n’ira pas jusqu’à une identification complète. La première étape de son voyage est Sanahin où le jeune poète a arpenté l’ensemble monastique et reçu ses leçons en arménien et en géorgien. À 12 ans, on l’initie au métier de tisserand ; à 17 ans il envisage de devenir barde. C’est à 30 ans qu’il maîtrise son art et devient ménestrel dans les cours royales de Telavi et Tiflis. La période heureuse se termine lorsqu’il s’éprend de la princesse royale Ana. “Nous cherchions un refuge pour notre amour mais nos pas nous ont menés dans le monde des morts.” Cette idylle de la part d’un ménestrel sans fortune ni titre de noblesse attise la colère du roi Héraclius II qui le chasse et le fait entrer dans les ordres au monastère de Haghpat où il devient le moine Stépanos. Il sera victime comme d’autres religieux d’une attaque par la Perse en 1795, une plaque dans l’église arménienne Saint-Georges de Tiflis précise que le poète a trouvé son “dernier refuge” dans la cour de l’édifice. »
Michel Bolasell, www.marenostrum.pm, le 18 février 2025 :
« Il existe, dans nombre de cultures, des poètes errants qui partent à la découverte de territoires en émaillant leur parcours de chants et de poésies. On connaît mieux nos troubadours, auteurs de récits épiques ou des chansons de geste qui agrémentaient diverses cours du Moyen Âge, dont la présence ne se limitait d’ailleurs pas à l’Hexagone.
Qu’il s’agisse des payadores, trouvères itinérants dans la pampa argentine qui seront plus tard à l’origine du tango, ou des starets – sorte de thaumaturges ou de prophètes dans l’ancienne Russie –, ce genre de personnages charismatiques a essaimé dans divers continents. Jusque et y compris en Orient par le biais de bardes qui perpétuaient une tradition millénaire en déclamant partout où ils passaient de vibrantes poésies.
L’un de ces derniers, fuyant les troupes d’un shah de Perse pour la capitale de la Géorgie, s’appelait Sayat-Nova, et c’est à sa découverte que nous invite l’écrivain kurde Fawaz Hussain en mettant littéralement ses pas dans les siens. Pour dépasser le cadre de la biographie classique et obéir aux hauts faits du barde arménien, ce dernier n’avait d’autre option que de se rendre sur place. À la mi-décembre 2023 précisément, peu importait la proximité d’un conflit entre la Russie et l’Ukraine : “Selon le barde arménien, je n’avais pas le droit de me laisser charrier par des événements insignifiants tel un caillou dans le lit d’une rivière ballotté par un torrent impétueux. Je devais de toute urgence le rejoindre dans le silence millénaire de l’ensemble monastique de Sanahin et de Haghpat. Là-bas, cernés par les montagnes du nord de l’Arménie, nous aurions de longues conversations sur tout ce qui n’allait pas pour moi ici-bas. Et puis, si je me montrais digne de sa confiance, ‘chaque homme ne vaut que par ce que vaut son cœur’, il organiserait en ma faveur de multiples circonstances heureuses. Il ferait tout cela uniquement par solidarité entre nos deux peuples opprimés, les Arméniens et les Kurdes, ses rescapés et mes oubliés de l’histoire, et parce que nous avions en commun la passion des rimes, des mélodies et des nuages qui passent.”
Telle est la raison d’être du voyage de l’auteur qui, après s’être longuement penché sur l’histoire de l’Arménie, nous livre celle de son héros troubadour. Après une éducation au monastère de Sanahin, Sayat-Nova est confié vers sa douzième année à un maître artisan afin d’apprendre le métier de tisserand. Orienté plus tard dans la musique pour devenir barde professionnel, il maîtrisera trois instruments dont celui qu’il préfère, le kamancha. Devenu ménestrel dans les cours royales de Géorgie puis de Telavi – l’actuelle Tbilissi —, où il tombera amoureux de la princesse Ana, son destin basculera en raison de prétendants jaloux qui voyaient d’un mauvais œil le penchant d’une princesse pour un baladin arménien. Frappé par la disgrâce royale, il sera condamné à devenir le moine Stepanos pour qui la poésie comme l’amour ne seront qu’un pâle souvenir, comme souligné dans la préface de Gérard Chaliand : “Dans ce témoignage unique, en langue française, Fawaz Hussain nous communique la profonde nostalgie des amours d’autrefois, toutes destinées à finir de façon tragique : Majnoun et Leïla, Tristan et Iseult. Amère évocation que les heures fugitives du bonheur menacé.”
C’est en partant sur les traces de ce barde-poète, transitant du froid d’une chambre d’hôtel en hiver au repas cuisiné avec amour par ses hôtesses caucasiennes, que l’auteur évoquera les temps forts de son existence.
Dans le souci de mieux situer l’action dans son cadre géographique et historique, ce dernier dépeint avec acuité les contours du passage sur terre du poète errant et convoque les événements historiques et les bouleversements politiques de son temps. D’Erevan à Tbilissi, en passant par Sanahin, Haghpat et Alaverdi, la figure de Sayat-Nova ressurgit ainsi comme par magie de la mémoire des habitants, dans des lieux chargés d’histoire et même sur les étagères des couvents.
Un hommage que Fawaz Hussain se devait de lui rendre à sa manière, comme il l’exprime dans les ultimes lignes de l’ouvrage : “Ayant le choix entre le kurde, l’arabe et le français, je n’ai pas tergiversé longtemps. Comme Sayat-Nova avait tant chanté l’amour du Rossignol pour la Rose, j’allais le célébrer dans la langue qui ressemble au gazouillis des oiseaux à la tombée du jour, dans un jardin plein d’arbres fruitiers.” »
Cécile Oumhani, www.encres-vagabondes.com, le 10 janvier 2025 :
« Livre après livre, Fawaz Hussain convie ses lecteurs à la découverte de terres et de cultures souvent méconnues. Qu’il s’agisse de sa Mésopotamie natale, de son Kurdistan syrien ou des espaces intérieurs de son exil, il réserve à ses lectrices et ses lecteurs de beaux voyages à travers les pages.
Il place au centre de son dernier opus le troubadour Sayat-Nova, figure majeure de la poésie arménienne, né à Tiflis en Géorgie en 1712 et mort en Haghpat en Arménie en 1795. Il écrivit en arménien, en géorgien et en azéri. Ses traducteurs en français Élisabeth Mouradian et Serge Venturini soulignent que “trois siècles après son œuvre, celui qui écrivit en plusieurs langues demeure toujours un pont entre les peuples du Caucase, où il est toujours chanté et aimé de tous”.
Par le souffle de Sayat-Nova n’est pas une biographie. L’auteur narre ici son propre “voyage en Arménie et en Géorgie” en quête des traces de Sayat-Nova. Il y entrecroise son expérience en plein XXIe siècle avec les bribes d’un passé qu’il cherche avec passion. Puisant aussi dans des références cinématographiques, il nous parle de La Couleur de la grenade, film que Sergueï Paradjanov consacra à Sayat-Nova en 1969, sans oublier celui de Kim Arzumanian en 1960.
Le récit de Fawaz Hussain est à la fois très vivant et imprégné d’émotion, au fil de ses découvertes en Arménie et en Géorgie. C’est un parcours étonnant que celui de ce barde du XVIIIe siècle, d’abord éduqué dans un monastère, devenu ensuite tisserand, avant de jouer du kamancha dans plusieurs cours royales. Une malheureuse histoire d’amour mettra fin à son ascension. Tombé en disgrâce, il deviendra moine sous le nom de Stepanos. Ce qui reste mystérieux et enfoui dans un lointain passé ajoute à l’intensité de ce que l’auteur en exhume.
Fawaz Hussain est parti en Arménie et en Géorgie après le début de la guerre en Ukraine, ce qui confère à son récit une tonalité particulière. Le souci de rapprocher les cultures, de faire ressortir l’humain qui nous tisse, d’où que nous venions, traverse aussi ce livre. Il évoque le génocide arménien à travers l’histoire de Vartan, sauvé en plein massacre, grâce à une Bédouine de Deir-ez-Zor, alors qu’il était encore enfant. Fawaz Hussain est porté par le souci de garder vives les cultures et leurs littératures, de les partager pour une meilleure connaissance des uns et des autres. Tout en parlant de l’Arménie et de la Géorgie d’aujourd’hui, du froid d’une chambre d’hôtel en hiver, du repas cuisiné avec amour par ses hôtesses caucasiennes, il sait évoquer le Shah Nameh ou les amours de Majnoun et Leila, parentes de celles de Tristan et Yseult. Un livre captivant, préfacé par Gérard Chaliand. »