Avant-propos :
« Cela fait un peu plus de dix-sept ans maintenant qu’un prospecteur arrivé par le sud dans le voisinage de cette montagne a estimé avec une précision remarquable son altitude à 6 096 mètres et, ne sachant si elle portait déjà un nom, lui a donné celui du candidat républicain à la présidence des États-Unis, William McKinley. Aucune voix ne s’est élevée alors pour protester, car celle des Indiens d’Alaska a du mal à se faire entendre et les quelques hommes blancs qui connaissaient le nom ancien de la montagne étaient absorbés par la recherche de l’or. Quelques années plus tard, un officier de l’armée des États-Unis effectuant une reconnaissance dans la région contourna le sommet voisin et, ignorant ou peu soucieux de son nom natif, lui attribua celui d’un politicien en vue de l’Ohio, Joseph Foraker. Se dressent ainsi sur les cartes, côte à côte, les deux plus hauts sommets de la chaîne d’Alaska, le mont “McKinley” et le mont “Foraker”. Or ces noms ne devraient pas subsister, puisque, si la légitimité et la raison existaient en la matière, ils n’auraient simplement pas dû être attribués.
Pour la population indienne relativement nombreuse des vastes régions de l’intérieur de l’Alaska d’où ces montagnes sont visibles, elles ont toujours porté des noms indiens. Les Natifs du moyen Yukon, ceux des 500 kilomètres du cours inférieur de la Tanana et de ses affluents et ceux du haut Kuskokwim les ont toujours appelées “Denali” (Den-ah’li) et “Femme de Denali”, comme nous l’écrivons ici, ou avec des différences de prononciation dialectales si légères qu’elles sont négligeables.
Il est vrai que la petite poignée de Natifs de la Susitna – qui n’ont jamais approché la montagne à moins de 150 kilomètres – la désignent autrement. Ils l’appellent “Traléika“, ce qui, dans leur langue si singulière, signifie la même chose. Il est sans doute vrai aussi que toute grande montagne porte différents noms, selon que telle ou telle tribu, située de tel ou tel côté de sa masse imposante, parle d’elle. Mais dans la région où cette montagne est appelée “Denali”, ceux qui la désignent ainsi s’imposent si fortement qu’il ne devrait subsister aucun doute sur le nom qui lui revient. Sa face arrogante est située de telle manière dans la courbure de la chaîne d’Alaska que, depuis l’Intérieur, ses neiges sont visibles de loin, sur des milliers de kilomètres carrés ; les Indiens de la Tanana et du Yukon, comme ceux du Kuskokwim, chassent le caribou jusqu’à ses contreforts. Ses pentes sud sont austères et défendues par de la neige profonde et de farouches fleuves de glace. Elles sont en outre dépourvues de gibier. Son versant tourné vers l’Intérieur est plus doux et plus avenant ; les chutes de neige y sont légères et le gibier y est abondant.
Si le lecteur avait la chance, comme je l’ai eue il y a quelques années, de se tenir sur la surface gelée du lac Minchumina et de voir ces montagnes apparaître lorsque sont balayés les nuages d’une tempête de neige passagère, il serait bouleversé par la majesté de la scène et en même temps profondément ému par la justesse des noms simples retenus par les Natifs ; car la simplicité est toujours une expression de la véritable majesté. On ne trouve probablement nulle part au monde un soulèvement aussi abrupt et massif depuis une base aussi peu élevée. Les marais et les forêts du haut Kuskokwim, d’où surgissent ces montagnes, ne se trouvent pas à plus de 450 mètres au-dessus du niveau de la mer. L’approximation grossière donnée par mon anéroïde pendant le trajet de la Tanana au Kuskokwim indiquait une altitude encore plus basse – cette vaste plaine se situerait à un peu plus de 300 mètres. Et les deux sommets s’élèvent d’un jet, avec leurs fantastiques falaises apparemment ininterrompues ; ils s’envolent, superbes, jusqu’à respectivement plus de 6 096 mètres et 5 182 mètres d’altitude : le Denali, “le grand”, et la Femme de Denali. Les petits pics entre les deux sont appelés par les Natifs “les enfants”. Émerveillé par la beauté du spectacle, je me résolus en cette occasion, et si c’était en mon pouvoir, à rendre ces anciennes montagnes au peuple ancien parmi lequel elles dressent leurs cimes. Les représentants de ce peuple sont sauvages, si le lecteur me passe l’expression, dans la mesure où “sauvage” signifie simplement “habitant de la forêt” ; je suis d’ailleurs heureux d’être moi-même un sauvage une grande partie de l’année. En tant que tel, ils sont autorisés à nommer leurs rivières, leurs lacs, leurs montagnes. Après tout, ces termes – “sauvage”, “barbare”, “païen” – signifient tous, de façon claire et comparable, “gens du pays” et soulignent la morgue ancienne des citadins maintenant confinés, on peut l’espérer, dans des lieux comme Whitechapel ou la Bowery.
Il y a selon moi une impitoyable arrogance, qui devient plus vive à mesure que les années passent, dans le fait d’arriver dans un “nouveau” pays, d’ignorer avec dédain les noms locaux des éléments naturels remarquables – pourtant presque toujours appropriés et significatifs – et de les recouvrir de noms qui, souvent, ne sont ni l’un ni l’autre. Les sociétés savantes de ce monde, les sociétés de géographie et d’ethnologie, se sont élevées contre cette pratique il y a de cela quelques années ; je les interpelle sur ce point avec confiance. [?]
J’aimerais ajouter, peut-être inutilement, mais de peur qu’on se méprenne, une dernière note personnelle : je ne suis pas un explorateur ni un alpiniste ou un “scientifique”, mais un missionnaire, et dans ces disciplines, je ne suis qu’un simple amateur. Le souvenir précis de mon dos courbé sous la charge et de mes poumons à la limite de leur capacité me fait hésiter à décrire cette expédition comme une récréation. Ce fut l’entreprise la plus difficile à laquelle j’aie jamais été associé. Elle fut cependant réalisée pour le plaisir et celui-ci l’emporta de loin sur la peine. Mais je m’intéresse bien plus aux hommes qu’aux montagnes, et puisque “c’est de l’abondance du cœur que la bouche parle”, je dirai que ma préoccupation première et croissante ces dix dernières années est le peuple d’Alaska, une race douce et bienveillante, aujourd’hui menacée d’une extermination gratuite et insensée, et qui aurait tristement besoin de généreux champions s’il fallait parer à ce danger. »
Le glacier Muldrow (p. 53-56)
Ultime élévation (p. 120-129)
Extrait court
« Cela fait un peu plus de dix-sept ans maintenant qu’un prospecteur arrivé par le sud dans le voisinage de cette montagne a estimé avec une précision remarquable son altitude à 6 096 mètres et, ne sachant si elle portait déjà un nom, lui a donné celui du candidat républicain à la présidence des États-Unis, William McKinley. Aucune voix ne s’est élevée alors pour protester, car celle des Indiens d’Alaska a du mal à se faire entendre et les quelques hommes blancs qui connaissaient le nom ancien de la montagne étaient absorbés par la recherche de l’or. Quelques années plus tard, un officier de l’armée des États-Unis effectuant une reconnaissance dans la région contourna le sommet voisin et, ignorant ou peu soucieux de son nom natif, lui attribua celui d’un politicien en vue de l’Ohio, Joseph Foraker. Se dressent ainsi sur les cartes, côte à côte, les deux plus hauts sommets de la chaîne d’Alaska, le mont “McKinley” et le mont “Foraker”. Or ces noms ne devraient pas subsister, puisque, si la légitimité et la raison existaient en la matière, ils n’auraient simplement pas dû être attribués.
Pour la population indienne relativement nombreuse des vastes régions de l’intérieur de l’Alaska d’où ces montagnes sont visibles, elles ont toujours porté des noms indiens. Les Natifs du moyen Yukon, ceux des 500 kilomètres du cours inférieur de la Tanana et de ses affluents et ceux du haut Kuskokwim les ont toujours appelées “Denali” (Den-ah’li) et “Femme de Denali”, comme nous l’écrivons ici, ou avec des différences de prononciation dialectales si légères qu’elles sont négligeables.
Il est vrai que la petite poignée de Natifs de la Susitna – qui n’ont jamais approché la montagne à moins de 150 kilomètres – la désignent autrement. Ils l’appellent “Traléika“, ce qui, dans leur langue si singulière, signifie la même chose. Il est sans doute vrai aussi que toute grande montagne porte différents noms, selon que telle ou telle tribu, située de tel ou tel côté de sa masse imposante, parle d’elle. Mais dans la région où cette montagne est appelée “Denali”, ceux qui la désignent ainsi s’imposent si fortement qu’il ne devrait subsister aucun doute sur le nom qui lui revient. Sa face arrogante est située de telle manière dans la courbure de la chaîne d’Alaska que, depuis l’Intérieur, ses neiges sont visibles de loin, sur des milliers de kilomètres carrés ; les Indiens de la Tanana et du Yukon, comme ceux du Kuskokwim, chassent le caribou jusqu’à ses contreforts. Ses pentes sud sont austères et défendues par de la neige profonde et de farouches fleuves de glace. Elles sont en outre dépourvues de gibier. Son versant tourné vers l’Intérieur est plus doux et plus avenant ; les chutes de neige y sont légères et le gibier y est abondant.
Si le lecteur avait la chance, comme je l’ai eue il y a quelques années, de se tenir sur la surface gelée du lac Minchumina et de voir ces montagnes apparaître lorsque sont balayés les nuages d’une tempête de neige passagère, il serait bouleversé par la majesté de la scène et en même temps profondément ému par la justesse des noms simples retenus par les Natifs ; car la simplicité est toujours une expression de la véritable majesté. On ne trouve probablement nulle part au monde un soulèvement aussi abrupt et massif depuis une base aussi peu élevée. Les marais et les forêts du haut Kuskokwim, d’où surgissent ces montagnes, ne se trouvent pas à plus de 450 mètres au-dessus du niveau de la mer. L’approximation grossière donnée par mon anéroïde pendant le trajet de la Tanana au Kuskokwim indiquait une altitude encore plus basse – cette vaste plaine se situerait à un peu plus de 300 mètres. Et les deux sommets s’élèvent d’un jet, avec leurs fantastiques falaises apparemment ininterrompues ; ils s’envolent, superbes, jusqu’à respectivement plus de 6 096 mètres et 5 182 mètres d’altitude : le Denali, “le grand”, et la Femme de Denali. Les petits pics entre les deux sont appelés par les Natifs “les enfants”. Émerveillé par la beauté du spectacle, je me résolus en cette occasion, et si c’était en mon pouvoir, à rendre ces anciennes montagnes au peuple ancien parmi lequel elles dressent leurs cimes. Les représentants de ce peuple sont sauvages, si le lecteur me passe l’expression, dans la mesure où “sauvage” signifie simplement “habitant de la forêt” ; je suis d’ailleurs heureux d’être moi-même un sauvage une grande partie de l’année. En tant que tel, ils sont autorisés à nommer leurs rivières, leurs lacs, leurs montagnes. Après tout, ces termes – “sauvage”, “barbare”, “païen” – signifient tous, de façon claire et comparable, “gens du pays” et soulignent la morgue ancienne des citadins maintenant confinés, on peut l’espérer, dans des lieux comme Whitechapel ou la Bowery.
Il y a selon moi une impitoyable arrogance, qui devient plus vive à mesure que les années passent, dans le fait d’arriver dans un “nouveau” pays, d’ignorer avec dédain les noms locaux des éléments naturels remarquables – pourtant presque toujours appropriés et significatifs – et de les recouvrir de noms qui, souvent, ne sont ni l’un ni l’autre. Les sociétés savantes de ce monde, les sociétés de géographie et d’ethnologie, se sont élevées contre cette pratique il y a de cela quelques années ; je les interpelle sur ce point avec confiance. [?]
J’aimerais ajouter, peut-être inutilement, mais de peur qu’on se méprenne, une dernière note personnelle : je ne suis pas un explorateur ni un alpiniste ou un “scientifique”, mais un missionnaire, et dans ces disciplines, je ne suis qu’un simple amateur. Le souvenir précis de mon dos courbé sous la charge et de mes poumons à la limite de leur capacité me fait hésiter à décrire cette expédition comme une récréation. Ce fut l’entreprise la plus difficile à laquelle j’aie jamais été associé. Elle fut cependant réalisée pour le plaisir et celui-ci l’emporta de loin sur la peine. Mais je m’intéresse bien plus aux hommes qu’aux montagnes, et puisque “c’est de l’abondance du cœur que la bouche parle”, je dirai que ma préoccupation première et croissante ces dix dernières années est le peuple d’Alaska, une race douce et bienveillante, aujourd’hui menacée d’une extermination gratuite et insensée, et qui aurait tristement besoin de généreux champions s’il fallait parer à ce danger. »
(p. 21-26)
Le glacier Muldrow (p. 53-56)
Ultime élévation (p. 120-129)
Extrait court