De Srinagar à Murree :
« L’hiver chasse les Européens. Au loin, les montagnes blanches avertissaient que la neige tombait là-bas et ne tarderait pas à barrer les chemins aux visiteurs de cette belle contrée.
Sur les 5 heures du soir, un vent terrible s’élève, et, malgré nos refus, il fallut céder aux prières de nos bateliers. Frémissant de peur, ils nous suppliaient de nous arrêter et de laisser passer l’orage. Le vent, en effet, se heurtait contre les paillassons de notre barque et soulevait les ondes de la Jhelum, qui, furieuses, écumaient sous le souffle puissant de leur maître. Pavan, le dieu du Vent chez les hindous, était dans toutes ses fureurs. Voulait-il renouveler la jolie tradition par laquelle on raconte la formation de l’île de Ceylan ? Pavan, provoqué par un génie de la montagne Sumeru, l’attaqua avec de telles tempêtes que celle-ci, craignant d’être renversée, demanda secours aux dieux. Ceux-ci l’aidèrent, en effet ; mais, un jour que les dieux étaient aux noces de Shiva, Pavan redoubla tellement d’efforts que le sommet d’une montagne tomba dans la mer. C’est ainsi que fut forméel’île de Ceylan. Nous faisons amarrer notre barque, dont Pavan eût eu beaucoup plus facilement raison que du sommet de la montagne, car ces bateaux plats chavirent au moindre vent.
Après une heure de tempête, le calme se rétablit, et nous continuâmes notre route sur une rivière aussi tranquille et aussi dormante qu’elle était agitée tout à l’heure.
Décidément Varuna, le Neptune hindou, avait vaincu son adversaire. Ce dieu n’est pas comme celui de notre connaissance, conduisant cinq vigoureux coursiers et armé d’un trident ; il est moins majestueux ; ses coursiers se réduisent à un poisson sur lequel il est monté, et au lieu d’un trident c’est un roseau qu’il tient dans sa main. Les hindous l’invoquent dans les sécheresses, pour lui demander l’eau bienfaisante qui fera fleurir leurs moissons et reverdir leurs prairies brûlées par le soleil.
Le coucher de cet astre brillant fut splendide ; l’horizon était en feu, et ses rayons semblaient vouloir transpercer le flanc des montagnes. Ce fut l’affaire de quelques beaux instants ; le spectacle s’effaça et fit place au crépuscule. Le ciel bleuit, les étoiles étincelèrent.
Le flanc d’une montagne s’éclaire et forme une guirlande brillante suivant les contours du versant. Ce sont des broussailles qui flambent sur une longueur d’environ quelques lieues. Puis la lune apparaît, pâle et modeste, décrivant sa course au milieu de cette voûte étoilée. Nous nous couchons et passons la nuit dans notre bateau, dont les paillassons, baissés et recouverts de tapis, nous abritèrent de leur mieux contre les fraîcheurs de la nuit.
À 4 heures du matin, notre maison flottante reprit sa course, et nous fûmes réveillés par les rames qui frappaient les eaux d’un bruit régulier.
Les tapis levés, les montagnes nous apparurent couvertes de neige, et le grand lac que traverse la Jhelum nous entourait de ses eaux limpides.
Au loin, de l’eau et encore de l’eau. Nos doonga mettent trois heures pour traverser le lac. Le soleil s’y mire et y fait jaillir des étincelles diamantées. Les poissons respirent et sautent joyeusement hors de leur palais humide. Puis les châtaigniers qui envahissent ce beau lac nous avertissent qu’il va prendre fin et que la Jhelum, qui mêle ses eaux aux siennes, va reprendre sa course à travers les montagnes en baignant de gracieux villages jusqu’à Baramula. Ce grand lac, appelé Wular, est sujet à de fortes tempêtes, et les hanji ont grand-peur de le traverser quand il fait du vent. Heureusement pour nous, le temps était splendide, Pavan nous était propice, et Varuna nous conduisit à bon port.
Quelques heures de navigation sur la Jhelum à sa sortie du lac et nous sommes à Baramula, petite ville située sur la rive droite et reliée à la forteresse qui s’élève sur la rive gauche par un pont de bois.
Cette ville, assez fréquentée, est l’entrée habituelle du Cachemire. De là, en effet, les voyageurs qui arrivent des plaines de Rawalpindi regardent avec admiration cette riche et verdoyante vallée qui ferme le royaume du Cachemire. D’un ovale irrégulier, la vallée, large et étendue, est enfermée au milieu d’une chaîne infinie de montagnes couronnées de magnifiques glaciers dont les zébrures bizarres forment des dessins éblouissants. Bien différente est cette entrée de celle par laquelle nous étions arrivés et qui nous avait fortement désillusionnés sur ce paradis tant vanté.
Malgré ce désenchantement, s’il m’était donné de recommencer, je prendrais encore l’autre route pour arriver dans ce pays des poètes. Car, en dépit des difficultés, des fatigues et des périls de toutes sortes, il nous a été donné de voir un splendide pays, moins artistement décoré que le Cachemire, mais plus sauvage, plus discrètement beau. Peu de voyageurs ont pu faire cette comparaison ; Baramula est et restera longtemps encore la seule route praticable et permise aux voyageurs. Je m’en réjouis pour eux et pour la contrée, car l’impression qu’on en ressent est féerique. La commotion qui a ouvert la brèche des rochers qui fermaient cette vallée a dû être terrible, et elle a donné naissance à une touchante légende. Un grand saint, frappé de l’état stagnant des eaux, toucha de son bâton ce bloc infranchissable ; la roche s’ouvrit alors, laissant passer les eaux, et le Cachemire fut créé. Baramula, qui veut dire “Grand saint”, en garde la mémoire, et son nom la révèle à la curiosité des voyageurs. »
Le Kulu (p. 109-112)
Srinagar et ses curiosités (p. 263-266)
Extrait court
« L’hiver chasse les Européens. Au loin, les montagnes blanches avertissaient que la neige tombait là-bas et ne tarderait pas à barrer les chemins aux visiteurs de cette belle contrée.
Sur les 5 heures du soir, un vent terrible s’élève, et, malgré nos refus, il fallut céder aux prières de nos bateliers. Frémissant de peur, ils nous suppliaient de nous arrêter et de laisser passer l’orage. Le vent, en effet, se heurtait contre les paillassons de notre barque et soulevait les ondes de la Jhelum, qui, furieuses, écumaient sous le souffle puissant de leur maître. Pavan, le dieu du Vent chez les hindous, était dans toutes ses fureurs. Voulait-il renouveler la jolie tradition par laquelle on raconte la formation de l’île de Ceylan ? Pavan, provoqué par un génie de la montagne Sumeru, l’attaqua avec de telles tempêtes que celle-ci, craignant d’être renversée, demanda secours aux dieux. Ceux-ci l’aidèrent, en effet ; mais, un jour que les dieux étaient aux noces de Shiva, Pavan redoubla tellement d’efforts que le sommet d’une montagne tomba dans la mer. C’est ainsi que fut forméel’île de Ceylan. Nous faisons amarrer notre barque, dont Pavan eût eu beaucoup plus facilement raison que du sommet de la montagne, car ces bateaux plats chavirent au moindre vent.
Après une heure de tempête, le calme se rétablit, et nous continuâmes notre route sur une rivière aussi tranquille et aussi dormante qu’elle était agitée tout à l’heure.
Décidément Varuna, le Neptune hindou, avait vaincu son adversaire. Ce dieu n’est pas comme celui de notre connaissance, conduisant cinq vigoureux coursiers et armé d’un trident ; il est moins majestueux ; ses coursiers se réduisent à un poisson sur lequel il est monté, et au lieu d’un trident c’est un roseau qu’il tient dans sa main. Les hindous l’invoquent dans les sécheresses, pour lui demander l’eau bienfaisante qui fera fleurir leurs moissons et reverdir leurs prairies brûlées par le soleil.
Le coucher de cet astre brillant fut splendide ; l’horizon était en feu, et ses rayons semblaient vouloir transpercer le flanc des montagnes. Ce fut l’affaire de quelques beaux instants ; le spectacle s’effaça et fit place au crépuscule. Le ciel bleuit, les étoiles étincelèrent.
Le flanc d’une montagne s’éclaire et forme une guirlande brillante suivant les contours du versant. Ce sont des broussailles qui flambent sur une longueur d’environ quelques lieues. Puis la lune apparaît, pâle et modeste, décrivant sa course au milieu de cette voûte étoilée. Nous nous couchons et passons la nuit dans notre bateau, dont les paillassons, baissés et recouverts de tapis, nous abritèrent de leur mieux contre les fraîcheurs de la nuit.
À 4 heures du matin, notre maison flottante reprit sa course, et nous fûmes réveillés par les rames qui frappaient les eaux d’un bruit régulier.
Les tapis levés, les montagnes nous apparurent couvertes de neige, et le grand lac que traverse la Jhelum nous entourait de ses eaux limpides.
Au loin, de l’eau et encore de l’eau. Nos doonga mettent trois heures pour traverser le lac. Le soleil s’y mire et y fait jaillir des étincelles diamantées. Les poissons respirent et sautent joyeusement hors de leur palais humide. Puis les châtaigniers qui envahissent ce beau lac nous avertissent qu’il va prendre fin et que la Jhelum, qui mêle ses eaux aux siennes, va reprendre sa course à travers les montagnes en baignant de gracieux villages jusqu’à Baramula. Ce grand lac, appelé Wular, est sujet à de fortes tempêtes, et les hanji ont grand-peur de le traverser quand il fait du vent. Heureusement pour nous, le temps était splendide, Pavan nous était propice, et Varuna nous conduisit à bon port.
Quelques heures de navigation sur la Jhelum à sa sortie du lac et nous sommes à Baramula, petite ville située sur la rive droite et reliée à la forteresse qui s’élève sur la rive gauche par un pont de bois.
Cette ville, assez fréquentée, est l’entrée habituelle du Cachemire. De là, en effet, les voyageurs qui arrivent des plaines de Rawalpindi regardent avec admiration cette riche et verdoyante vallée qui ferme le royaume du Cachemire. D’un ovale irrégulier, la vallée, large et étendue, est enfermée au milieu d’une chaîne infinie de montagnes couronnées de magnifiques glaciers dont les zébrures bizarres forment des dessins éblouissants. Bien différente est cette entrée de celle par laquelle nous étions arrivés et qui nous avait fortement désillusionnés sur ce paradis tant vanté.
Malgré ce désenchantement, s’il m’était donné de recommencer, je prendrais encore l’autre route pour arriver dans ce pays des poètes. Car, en dépit des difficultés, des fatigues et des périls de toutes sortes, il nous a été donné de voir un splendide pays, moins artistement décoré que le Cachemire, mais plus sauvage, plus discrètement beau. Peu de voyageurs ont pu faire cette comparaison ; Baramula est et restera longtemps encore la seule route praticable et permise aux voyageurs. Je m’en réjouis pour eux et pour la contrée, car l’impression qu’on en ressent est féerique. La commotion qui a ouvert la brèche des rochers qui fermaient cette vallée a dû être terrible, et elle a donné naissance à une touchante légende. Un grand saint, frappé de l’état stagnant des eaux, toucha de son bâton ce bloc infranchissable ; la roche s’ouvrit alors, laissant passer les eaux, et le Cachemire fut créé. Baramula, qui veut dire “Grand saint”, en garde la mémoire, et son nom la révèle à la curiosité des voyageurs. »
(p. 461-464)
Le Kulu (p. 109-112)
Srinagar et ses curiosités (p. 263-266)
Extrait court