Shanhaiguan, la tête du dragon :
« Ces vestiges pourraient être un chemin de nos campagnes passant sur un remblai entre potagers et bosquets de saules. Tout comme le corridor du Gansu, à l’autre bout de l’empire, le besoin se fit sentir très tôt de fortifier cette étroite plaine côtière. D’ouest en est, la “Passe imprenable sous le ciel” de Jiayuguan et la “Première Porte sous le ciel” de Shanhaiguan marquent ainsi les deux seuils de la Grande Muraille.
Par une cinglante ironie du sort, c’est toutefois par Shanhaiguan que les barbares devaient faire leur entrée dans l’empire du Milieu, à l’invitation de la cour impériale. Les Mandchous, si longtemps tenus en respect par le plus incroyable système de défense jamais conçu, pénétrèrent ainsi en Chine sans avoir à forcer le passage, puisque c’est le Fils du Ciel lui-même qui les pressa de voler à son secours afin d’écraser une rébellion. Une fois la révolte matée, ils s’emparèrent du pouvoir. Sous le nom de Qing, les Mandchous gouverneraient le pays de 1644 jusqu’au renversement de leur dynastie et la proclamation de la République en 1911. Comme l’écrit le grand sinologue Jacques Gernet : “Quand la brume qui voilait les contours de l’histoire chinoise se dissipe, ce qu’on découvre, ce n’est pas la continuité, l’immobilisme, mais une suite de violentes secousses, de bouleversements, de ruptures.” Car la stratégie consistant à manipuler la force brute des nomades, au risque de jouer avec le feu, est fort ancienne en Chine. Au XIXe siècle, tandis que les Qing retournent au Xinjiang, le lettré Wei Yuan résume cette pratique millénaire et machiavélique par une formule restée célèbre : “Utiliser les barbares contre les barbares”. Le pouvoir impérial des Jin, eux-mêmes envahisseurs de fraîche date, l’avait fait en son temps en jetant les Tatars contre les Mongols, relançant du même coup le cycle meurtrier des vendettas et expéditions punitives qui allait favoriser l’ascension de la lignée gengiskhanide. Gengis Khan assit en effet son prestige impérial naissant en exterminant ses ennemis jurés tatars, qui avaient empoisonné son père et supplicié son aïeul pour complaire aux “rois d’or”.
J’avais contemplé les formidables remparts du fort de Jiayuguan sous le chaud soleil de juin et le bleu des cieux exempts de pollution dans l’Ouest lointain. Je découvre aujourd’hui la gloire ternie de Shanhaiguan sous un voile blanchâtre, qui m’empêche de distinguer la côte, pourtant seulement située à une bonne heure de marche. En fait de “porte”, il s’agit d’un bastion percé d’embrasures à canons. L’une des tours contient quelques briques originelles, jaugeant de 12 à 35 kilos, beaux exemples de l’application militaire des techniques céramiques chinoises. Quant au mont Jiaoshan, qui domine la langue de terre barrée par les fortifications, il serait le point le plus élevé de la Grande Muraille. Ces hauteurs sont particulièrement difficiles à atteindre, le long d’une large rampe prolongée par un escalier escarpé. Au-delà d’un fortin en nid d’aigle, une section de rempart non restaurée s’accroche à la falaise en grimpant au sommet de la montagne. Combien d’hommes sont morts pour bâtir ce mur-là, au pied duquel seule une chèvre oserait s’aventurer ? À ces altitudes improbables, la muraille quitte le domaine de l’architecture militaire pour celui de la déraison. Elle devient obsession compulsive de tracer des limites illusoires. Elle ne défend plus qu’elle-même contre les forces de la nature, monstre de pierre fait de main d’homme, s’agrippant à la moindre aspérité pour se hisser toujours plus haut, quel qu’en soit le prix. »
Shakhrisabz, le berceau du conquérant (p. 41-43)
Séoul, capitale de rêve (p. 384-387)
Extrait court
« Ces vestiges pourraient être un chemin de nos campagnes passant sur un remblai entre potagers et bosquets de saules. Tout comme le corridor du Gansu, à l’autre bout de l’empire, le besoin se fit sentir très tôt de fortifier cette étroite plaine côtière. D’ouest en est, la “Passe imprenable sous le ciel” de Jiayuguan et la “Première Porte sous le ciel” de Shanhaiguan marquent ainsi les deux seuils de la Grande Muraille.
Par une cinglante ironie du sort, c’est toutefois par Shanhaiguan que les barbares devaient faire leur entrée dans l’empire du Milieu, à l’invitation de la cour impériale. Les Mandchous, si longtemps tenus en respect par le plus incroyable système de défense jamais conçu, pénétrèrent ainsi en Chine sans avoir à forcer le passage, puisque c’est le Fils du Ciel lui-même qui les pressa de voler à son secours afin d’écraser une rébellion. Une fois la révolte matée, ils s’emparèrent du pouvoir. Sous le nom de Qing, les Mandchous gouverneraient le pays de 1644 jusqu’au renversement de leur dynastie et la proclamation de la République en 1911. Comme l’écrit le grand sinologue Jacques Gernet : “Quand la brume qui voilait les contours de l’histoire chinoise se dissipe, ce qu’on découvre, ce n’est pas la continuité, l’immobilisme, mais une suite de violentes secousses, de bouleversements, de ruptures.” Car la stratégie consistant à manipuler la force brute des nomades, au risque de jouer avec le feu, est fort ancienne en Chine. Au XIXe siècle, tandis que les Qing retournent au Xinjiang, le lettré Wei Yuan résume cette pratique millénaire et machiavélique par une formule restée célèbre : “Utiliser les barbares contre les barbares”. Le pouvoir impérial des Jin, eux-mêmes envahisseurs de fraîche date, l’avait fait en son temps en jetant les Tatars contre les Mongols, relançant du même coup le cycle meurtrier des vendettas et expéditions punitives qui allait favoriser l’ascension de la lignée gengiskhanide. Gengis Khan assit en effet son prestige impérial naissant en exterminant ses ennemis jurés tatars, qui avaient empoisonné son père et supplicié son aïeul pour complaire aux “rois d’or”.
J’avais contemplé les formidables remparts du fort de Jiayuguan sous le chaud soleil de juin et le bleu des cieux exempts de pollution dans l’Ouest lointain. Je découvre aujourd’hui la gloire ternie de Shanhaiguan sous un voile blanchâtre, qui m’empêche de distinguer la côte, pourtant seulement située à une bonne heure de marche. En fait de “porte”, il s’agit d’un bastion percé d’embrasures à canons. L’une des tours contient quelques briques originelles, jaugeant de 12 à 35 kilos, beaux exemples de l’application militaire des techniques céramiques chinoises. Quant au mont Jiaoshan, qui domine la langue de terre barrée par les fortifications, il serait le point le plus élevé de la Grande Muraille. Ces hauteurs sont particulièrement difficiles à atteindre, le long d’une large rampe prolongée par un escalier escarpé. Au-delà d’un fortin en nid d’aigle, une section de rempart non restaurée s’accroche à la falaise en grimpant au sommet de la montagne. Combien d’hommes sont morts pour bâtir ce mur-là, au pied duquel seule une chèvre oserait s’aventurer ? À ces altitudes improbables, la muraille quitte le domaine de l’architecture militaire pour celui de la déraison. Elle devient obsession compulsive de tracer des limites illusoires. Elle ne défend plus qu’elle-même contre les forces de la nature, monstre de pierre fait de main d’homme, s’agrippant à la moindre aspérité pour se hisser toujours plus haut, quel qu’en soit le prix. »
(p. 338-340)
Shakhrisabz, le berceau du conquérant (p. 41-43)
Séoul, capitale de rêve (p. 384-387)
Extrait court