Shakhrisabz, le berceau du conquérant :
« Le voisin d’Isabelle, un peu ivre et complètement sous le charme, n’en finit plus de nous inciter à faire des enfants au plus vite. Ses deux camarades, hilares, acquiescent à l’aide de hochements de tête qui ponctuent notre malhabile dialogue en trois langues aidé d’un carnet et de force grimaces. L’invitation des trois compères tombe à point nommé, au moment même où j’éprouve une certaine lassitude à l’égard de cette sollicitation permanente qui est notre lot quotidien.
On a tant vanté l’hospitalité des Ouzbeks que, quand elle se révèle trop intéressée, cela peut susciter certaines frustrations. Les 300 kilomètres de route chaotique, seulement coupés d’une halte peu reposante à Qarshi, puisque nous nous déplacions à pleine charge, ont sûrement joué un rôle dans cette grogne passagère. La roublardise du second chauffeur de taxi a porté l’estocade. Bien que le pauvre homme ait fait les frais de notre humeur maussade changée en coup de colère, il s’en tire tout de même à bon compte. Ce léger détour par le Sud nous a aussi brièvement rapprochés de l’Afghanistan. Pas de quoi frissonner, cependant, puisque la ville frontière de Termiz en est encore à plus de 250 kilomètres. Une fois Qarshi passée, le pelage gris des ânes succède aux toisons noires des moutons. Les premiers sont plantés à intervalles réguliers, telles des bornes kilométriques, en train de brouter placidement le talus.
C’est donc ici qu’il a grandi, qu’il a fait ses premières armes, le héros national, avant de s’attirer les bonnes grâces d’un descendant du premier des grands khans, comme il était de coutume pour qui aspirait à régner dans cette région du monde en ce XIVe siècle tourmenté. Shakhrisabz, bourgade poussiéreuse à laquelle le nouveau régime s’emploie à redonner son lustre fané. Située à une soixantaine de kilomètres au sud de Samarcande, cette cité animée est considérée comme le berceau de Tamerlan, né dans un village voisin en 1336. Autant dire que le culte voué au conquérant qui régna sur un tiers du monde, selon la formule consacrée, et entreprit des campagnes de l’Égypte à la Chine y atteint des sommets. L’Ak-Sarai, le “blanc palais” qui devait être le chef-d’œuvre architectural ultime de Timour, forme aujourd’hui deux formidables piliers encadrant une autre statue du héros. La folie des grandeurs l’a jeté à bas. L’ogive du portique monumental s’est écroulée sous le poids des centaines de tonnes de briques nécessaires aux 40 mètres de hauteur de l’édifice originel, changeant le palais en absurde forteresse aux murailles éventrées. Toutefois, ces ruines majestueuses nous changent des réhabilitations forcenées de Boukhara. À la vue de cette arche comme foudroyée par la colère divine alors qu’elle semblait défier outrageusement les nuées d’azur, comment ne pas songer à quelque châtiment envoyé par Tengri, ce ciel déifié par les peuples altaïques ? Les cavaliers de Haute-Asie ne furent jamais si craints et redoutables que lorsqu’ils sortaient à peine du dénuement le plus total, en comparaison de leurs voisins sédentaires. René Grousset le dit crûment : “La force sauvage des nomades s’imposait parce qu’ils avaient faim et que le loup famélique finit toujours par l’emporter de quelque manière, en quelque moment, sur le bétail domestiqué.”
À la différence des précurseurs gengiskhanides, dont il entendait revendiquer l’héritage, Tamerlan n’avait pas connu les rigueurs de la steppe. Son idéal était le luxe des palais, non l’austérité matricielle de la yourte, que Gengis Khan vénéra jusqu’à son dernier souffle. Peut-être est-ce cette trahison de l’esprit originel qui empêcha le premier de surpasser la gloire du second ?
Ce soir, nous dormons dans une maison d’hôtes au confort sommaire, mais dont le maître des lieux serait âgé de 104 ans. Comme je regrette de ne pas parler sa langue ! Il doit avoir tant à raconter, lui qui était enfant quand la guerre a déchiré la Russie, lorsque Rouges et Blancs sont venus s’entretuer jusque dans ce recoin de l’empire. Le jeune homme d’alors était-il de ces basmatchi, ces patriotes turcs qui luttèrent contre les soldats du tsar puis contre les Soviétiques ? Je ne le saurai jamais. Encore un de ces morceaux d’histoire vivants dont il faudrait pouvoir recueillir le passionnant témoignage. C’est sur cette pensée que je vais me coucher, sous une fresque kitsch illustrant? des cerisiers en fleur au Japon, notre destination finale ! Heureux présage ? Inch’Allah ! »
Shanhaiguan, la tête du dragon (p. 338-340)
Séoul, capitale de rêve (p. 384-387)
Extrait court
« Le voisin d’Isabelle, un peu ivre et complètement sous le charme, n’en finit plus de nous inciter à faire des enfants au plus vite. Ses deux camarades, hilares, acquiescent à l’aide de hochements de tête qui ponctuent notre malhabile dialogue en trois langues aidé d’un carnet et de force grimaces. L’invitation des trois compères tombe à point nommé, au moment même où j’éprouve une certaine lassitude à l’égard de cette sollicitation permanente qui est notre lot quotidien.
On a tant vanté l’hospitalité des Ouzbeks que, quand elle se révèle trop intéressée, cela peut susciter certaines frustrations. Les 300 kilomètres de route chaotique, seulement coupés d’une halte peu reposante à Qarshi, puisque nous nous déplacions à pleine charge, ont sûrement joué un rôle dans cette grogne passagère. La roublardise du second chauffeur de taxi a porté l’estocade. Bien que le pauvre homme ait fait les frais de notre humeur maussade changée en coup de colère, il s’en tire tout de même à bon compte. Ce léger détour par le Sud nous a aussi brièvement rapprochés de l’Afghanistan. Pas de quoi frissonner, cependant, puisque la ville frontière de Termiz en est encore à plus de 250 kilomètres. Une fois Qarshi passée, le pelage gris des ânes succède aux toisons noires des moutons. Les premiers sont plantés à intervalles réguliers, telles des bornes kilométriques, en train de brouter placidement le talus.
C’est donc ici qu’il a grandi, qu’il a fait ses premières armes, le héros national, avant de s’attirer les bonnes grâces d’un descendant du premier des grands khans, comme il était de coutume pour qui aspirait à régner dans cette région du monde en ce XIVe siècle tourmenté. Shakhrisabz, bourgade poussiéreuse à laquelle le nouveau régime s’emploie à redonner son lustre fané. Située à une soixantaine de kilomètres au sud de Samarcande, cette cité animée est considérée comme le berceau de Tamerlan, né dans un village voisin en 1336. Autant dire que le culte voué au conquérant qui régna sur un tiers du monde, selon la formule consacrée, et entreprit des campagnes de l’Égypte à la Chine y atteint des sommets. L’Ak-Sarai, le “blanc palais” qui devait être le chef-d’œuvre architectural ultime de Timour, forme aujourd’hui deux formidables piliers encadrant une autre statue du héros. La folie des grandeurs l’a jeté à bas. L’ogive du portique monumental s’est écroulée sous le poids des centaines de tonnes de briques nécessaires aux 40 mètres de hauteur de l’édifice originel, changeant le palais en absurde forteresse aux murailles éventrées. Toutefois, ces ruines majestueuses nous changent des réhabilitations forcenées de Boukhara. À la vue de cette arche comme foudroyée par la colère divine alors qu’elle semblait défier outrageusement les nuées d’azur, comment ne pas songer à quelque châtiment envoyé par Tengri, ce ciel déifié par les peuples altaïques ? Les cavaliers de Haute-Asie ne furent jamais si craints et redoutables que lorsqu’ils sortaient à peine du dénuement le plus total, en comparaison de leurs voisins sédentaires. René Grousset le dit crûment : “La force sauvage des nomades s’imposait parce qu’ils avaient faim et que le loup famélique finit toujours par l’emporter de quelque manière, en quelque moment, sur le bétail domestiqué.”
À la différence des précurseurs gengiskhanides, dont il entendait revendiquer l’héritage, Tamerlan n’avait pas connu les rigueurs de la steppe. Son idéal était le luxe des palais, non l’austérité matricielle de la yourte, que Gengis Khan vénéra jusqu’à son dernier souffle. Peut-être est-ce cette trahison de l’esprit originel qui empêcha le premier de surpasser la gloire du second ?
Ce soir, nous dormons dans une maison d’hôtes au confort sommaire, mais dont le maître des lieux serait âgé de 104 ans. Comme je regrette de ne pas parler sa langue ! Il doit avoir tant à raconter, lui qui était enfant quand la guerre a déchiré la Russie, lorsque Rouges et Blancs sont venus s’entretuer jusque dans ce recoin de l’empire. Le jeune homme d’alors était-il de ces basmatchi, ces patriotes turcs qui luttèrent contre les soldats du tsar puis contre les Soviétiques ? Je ne le saurai jamais. Encore un de ces morceaux d’histoire vivants dont il faudrait pouvoir recueillir le passionnant témoignage. C’est sur cette pensée que je vais me coucher, sous une fresque kitsch illustrant? des cerisiers en fleur au Japon, notre destination finale ! Heureux présage ? Inch’Allah ! »
(p. 41-43)
Shanhaiguan, la tête du dragon (p. 338-340)
Séoul, capitale de rêve (p. 384-387)
Extrait court