Chutes d’eau et senteurs de la forêt :
« Lorsque le randonneur suit les levadas, ces canaux d’irrigation qui recueillent l’eau de source de la montagne et qui vous mènent dans la forêt, il ne croise personne. Ici comme nulle part ailleurs, une pyramide de canaux, pharaonique, arpente les versants de la montagne. Il y en a de toutes sortes : des grands, des petits, des larges, des étroits, des mal raccordés, collectant des filets d’eau discrets, des eaux fulgurantes? Ils servent à irriguer les cultures. Les levadas ont été construites sous le règne de Jean Ier, au XVe siècle, et leur utilisation était réglementée. L’eau faisait l’objet de permis octroyés aux familles et de droits héréditaires qui répartissaient son utilisation selon la dimension des potagers et champs de chaque famille. Un système de relais accordait à chacune d’elle son heure d’irrigation. Au XIXe siècle, l’eau est devenue un bien public et l’État a amélioré le système d’irrigation en consolidant le parcours des levadas de béton. On compte à Madère plus de trois cents canaux qui vont des sommets jusqu’aux terres situées le long de la mer. Deux grandes levadas ont été ouvertes par le gouvernement : celle de Rabaçal et celle qui relie les deux versants nord-sud de la montagne. Elles ont mis plus d’un demi-siècle à être construites. Et cela n’a pas empêché que les habitants de l’île achètent pendant longtemps leur électricité à une compagnie anglaise, nationalisée dans les années 1950.
Cette abondance d’eau est la récompense suprême de la nature. Elle contribua, sur les hauteurs, au développement de forêts d’eucalyptus, de bambous, de fougères arborescentes, de guttiers, de pins et sapins, de châtaigniers, de lauriers, d’érables, de groseilliers et griottiers, de nobles cèdres. Un peu plus bas, ce sont les vinháticos, ces pins appartenant à la flore originelle de l’île, qui en ont profité, ainsi que les arbres à teck, à caoutchouc, les cocotiers, les saules à osier? Avant, on trouvait même des plants de café, des arbustes à thé et de la cannelle : toute la végétation des pays froids et toute celle des tropiques contenue dans une seule île, qui n’est qu’une grosse bulle sur la mer.
Plus on monte, plus la forêt dégage de senteurs : les pommes de pin, la bruyère mouillée, les cédrats. Les rayons du soleil infiltrent la sylve jusque dans ses endroits les plus secrets, telle une pluie légère qui transperce les troncs serrés des arbres, l’enchevêtrement des plantes, et éclaire les plumes colorées d’un oiseau ou la peau d’un lézard en fuite. Cette extraordinaire lumière est la source d’énergie du randonneur. Elle met en relief le gris rosé du myrte, le carmin des branches de genêt, le reflet rougeâtre des cèdres et acajous, le vert des feuilles de bambou, d’oranger. Elle irise même le brun sombre des tilleuls noirs. Une lumière jaune au reflet vert métallique. Cette lumière-là est sibylline.
Si de célèbres botanistes anglais furent séduits par la flore de Madère, ceux de l’île qui ont travaillé dans une modestie totale, souvent dans l’ombre des premiers, ont été oubliés. Le curé Carlos Azevedo de Menezes en est un exemple. Il nous a laissé quantité de feuillets sur la flore, rassemblés dans l’Elucidário madeirense, un immense dictionnaire sur Madère, qui contient aussi des chapitres sur l’histoire, la politique, la géographie et la science au début du XXe siècle. Il était bibliothécaire à la mairie de Funchal et renseignait les naturalistes et les musées du monde entier. Plus audacieux, Adolfo César de Noronha vécut tout seul dans les îles sauvages de Madère, as Selvagens e as Desertas, comme on dit en portugais. Il y recueillit des centaines d’espèces végétales. Sa passion de botaniste lui faisait négliger ses provisions, au point qu’il se retrouva un jour à cours de vivres. Il fut alors contraint de chasser des chèvres sauvages, de se nourrir de fruits de mer, d’œufs d’oiseaux et d’herbes poussant sur son chemin. Aux îles Désertes, il grimpa sur la crête des rochers pour cueillir des campanules opalines, arracha les lichens des rocs baignant dans les vagues et rapporta des tas de plantes inconnues. Puis il fit sécher son magot dans de grands herbiers et tenta de classer les espèces. Ces érudits-là tenaient bien souvent leur savoir des habitants eux-mêmes, qui connaissaient les vertus curatives des herbes et la saison propice à leur cueillette ; des savoirs transmis de génération en génération, qui ne furent jamais protégés par l’écriture. »
Le havre des rois et des aristocrates (p. 54-58)
Le moulin de Senhor Tiago (p. 169-174)
Extrait court
« Lorsque le randonneur suit les levadas, ces canaux d’irrigation qui recueillent l’eau de source de la montagne et qui vous mènent dans la forêt, il ne croise personne. Ici comme nulle part ailleurs, une pyramide de canaux, pharaonique, arpente les versants de la montagne. Il y en a de toutes sortes : des grands, des petits, des larges, des étroits, des mal raccordés, collectant des filets d’eau discrets, des eaux fulgurantes? Ils servent à irriguer les cultures. Les levadas ont été construites sous le règne de Jean Ier, au XVe siècle, et leur utilisation était réglementée. L’eau faisait l’objet de permis octroyés aux familles et de droits héréditaires qui répartissaient son utilisation selon la dimension des potagers et champs de chaque famille. Un système de relais accordait à chacune d’elle son heure d’irrigation. Au XIXe siècle, l’eau est devenue un bien public et l’État a amélioré le système d’irrigation en consolidant le parcours des levadas de béton. On compte à Madère plus de trois cents canaux qui vont des sommets jusqu’aux terres situées le long de la mer. Deux grandes levadas ont été ouvertes par le gouvernement : celle de Rabaçal et celle qui relie les deux versants nord-sud de la montagne. Elles ont mis plus d’un demi-siècle à être construites. Et cela n’a pas empêché que les habitants de l’île achètent pendant longtemps leur électricité à une compagnie anglaise, nationalisée dans les années 1950.
Cette abondance d’eau est la récompense suprême de la nature. Elle contribua, sur les hauteurs, au développement de forêts d’eucalyptus, de bambous, de fougères arborescentes, de guttiers, de pins et sapins, de châtaigniers, de lauriers, d’érables, de groseilliers et griottiers, de nobles cèdres. Un peu plus bas, ce sont les vinháticos, ces pins appartenant à la flore originelle de l’île, qui en ont profité, ainsi que les arbres à teck, à caoutchouc, les cocotiers, les saules à osier? Avant, on trouvait même des plants de café, des arbustes à thé et de la cannelle : toute la végétation des pays froids et toute celle des tropiques contenue dans une seule île, qui n’est qu’une grosse bulle sur la mer.
Plus on monte, plus la forêt dégage de senteurs : les pommes de pin, la bruyère mouillée, les cédrats. Les rayons du soleil infiltrent la sylve jusque dans ses endroits les plus secrets, telle une pluie légère qui transperce les troncs serrés des arbres, l’enchevêtrement des plantes, et éclaire les plumes colorées d’un oiseau ou la peau d’un lézard en fuite. Cette extraordinaire lumière est la source d’énergie du randonneur. Elle met en relief le gris rosé du myrte, le carmin des branches de genêt, le reflet rougeâtre des cèdres et acajous, le vert des feuilles de bambou, d’oranger. Elle irise même le brun sombre des tilleuls noirs. Une lumière jaune au reflet vert métallique. Cette lumière-là est sibylline.
Si de célèbres botanistes anglais furent séduits par la flore de Madère, ceux de l’île qui ont travaillé dans une modestie totale, souvent dans l’ombre des premiers, ont été oubliés. Le curé Carlos Azevedo de Menezes en est un exemple. Il nous a laissé quantité de feuillets sur la flore, rassemblés dans l’Elucidário madeirense, un immense dictionnaire sur Madère, qui contient aussi des chapitres sur l’histoire, la politique, la géographie et la science au début du XXe siècle. Il était bibliothécaire à la mairie de Funchal et renseignait les naturalistes et les musées du monde entier. Plus audacieux, Adolfo César de Noronha vécut tout seul dans les îles sauvages de Madère, as Selvagens e as Desertas, comme on dit en portugais. Il y recueillit des centaines d’espèces végétales. Sa passion de botaniste lui faisait négliger ses provisions, au point qu’il se retrouva un jour à cours de vivres. Il fut alors contraint de chasser des chèvres sauvages, de se nourrir de fruits de mer, d’œufs d’oiseaux et d’herbes poussant sur son chemin. Aux îles Désertes, il grimpa sur la crête des rochers pour cueillir des campanules opalines, arracha les lichens des rocs baignant dans les vagues et rapporta des tas de plantes inconnues. Puis il fit sécher son magot dans de grands herbiers et tenta de classer les espèces. Ces érudits-là tenaient bien souvent leur savoir des habitants eux-mêmes, qui connaissaient les vertus curatives des herbes et la saison propice à leur cueillette ; des savoirs transmis de génération en génération, qui ne furent jamais protégés par l’écriture. »
(p. 93-96)
Le havre des rois et des aristocrates (p. 54-58)
Le moulin de Senhor Tiago (p. 169-174)
Extrait court