Le havre des rois et des aristocrates :
« Avec son climat doux et salutaire, Madère polarisait tous les rêves des aristocrates de l’époque. Les uns venaient y passer l’hiver, admirer ses fleurs voluptueuses, humer le baume de ses forêts ; l’île était le paradis des botanistes anglais. D’autres raffolaient des bains de source, croyaient y soigner leurs maladies et même guérir de leurs sentiments, comme Sissi, l’impératrice d’Autriche, qui arpentait les océans sur le yacht que la reine Victoria lui avait offert, elle qui plaignait l’Autriche de n’être que chaînes de montagnes. Le Miramar fut pour Sissi un belvédère sur les eaux, le miroir de son âme blessée fuyant la vie de cour. Prendre le large pour dissiper la mort tragique de son fils ; celle de l’empereur Maximilien du Mexique, son beau-frère ; celle de sa sœur, la duchesse d’Alençon. Même sa passion et sa grâce de cavalière, sa longue chevelure clairsemée de bijoux étoilés, le déploiement sur sa taille fine de ses robes de tulle, soie et mousseline, le baiser de ses amants secrets au sommet de sa beauté, le regard de l’empereur ne lui étaient plus rien sur l’infinité des eaux de Madère. Elle se souvenait de son enfance dorée de princesse de Bavière, des lacs glacés des montagnes au milieu des sapins, des clairières qui s’ouvraient sur le ciel limpide de l’hiver, des bulbes rouges des clochers, de son innocence de jeune fille. On la disait atteinte d’une maladie pulmonaire. Réalité ou chagrin ? Nul ne le saura jamais. Une chose est certaine, toutefois : Sissi fit escale à Funchal en 1860, dans la splendeur de sa baie, pour y séjourner quelques mois. Mais elle fut choquée par la saleté de la ville, incommodée par ses minuscules pavés glissants, beaucoup trop glissants pour ses fines chaussures. Pourtant, aujourd’hui, Funchal est propre et l’avenue Arriaga luisante comme du nickel.
Sur cette avenue se situe une belle propriété du XVIIe siècle (avec sa chapelle), qui s’appelait autrefois la Quinta das Angustias – le “domaine des angoisses”. C’est dire combien d’aristocrates inquiets y séjournèrent. De la reine Adélaïde d’Angleterre à Dona Amélia (en 1847), en passant par le comte de Montalembert (en 1844), le duc de Leuchtenberg (en 1849), beau-fils du tsar Nicolas Ier de Russie, et même le comte de Lambert, aide de camp de la toute dernière tsarine Alexandra Fedorovna. Cette demeure devint plus tard le Conservatoire de musique de Funchal, puis le siège du gouvernement autonome de Madère. Y frémissent au vent les plus belles bougainvillées de l’océan, et ses jardins cachent des parterres de lys du Cap, d’œillets de Chine, de cannes des Indes, de bégonias nains? La majesté des pins des Canaries et des araucarias qui dépassent ses murs atteste l’importance des lieux.
Dans leurs récits de voyage, les Anglais nous ont laissé de nombreux témoignages sur Madère, tel celui du père du célèbre écrivain Oscar Wilde, médecin de son état, qui fut attiré par les vertus curatives du climat sur la tuberculose. Ces mêmes vertus incitèrent aussi le noble russe Platon de Vacksel, de Saint-Pétersbourg, à s’installer à Madère. Il devint le chroniqueur de la vie musicale de l’île pour une gazette de Funchal et organisa aussi des concerts au palais São Lourenço (où il jouait lui-même) pour récolter des fonds en faveur des affamés, des mendiants et des orphelins. Toute une élite cosmopolite vivait à Madère, comme en témoigne le journal d’Isabelle de France, une Française installée à Funchal. Portugais, Allemands, Anglais, Français, Russes, Polonais et autres se réunissaient dans les salons, après le thé, pour écouter de la musique de chambre interprétée par un violon et les guitares locales (machete, viola, cavaquinho). Ce sont d’ailleurs deux Anglaises, Ellen Taylor et Annie Brassey, qui, les premières, attirèrent l’attention sur ces guitares aux timbres raffinés. À tel point que cet orchestre de salon se popularisa très vite pour se produire sur les bateaux sillonnant le Tage ou animer les soirées dansantes des paquebots en escale à Madère, qui se rendaient dans les colonies portugaises d’Afrique (Angola, Mozambique, archipel du Cap-Vert et São Tomé-et-PrÃncipe). Dans les années 1980, j’ai aussi constaté que cet orchestre de cordes accompagnait les longues marches collectives des pèlerins, afin de les entraîner à chanter et à improviser des vers dialogués tout au long du trajet.
Madère ne fut pas seulement un pôle d’attraction pour son climat, mais aussi pour sa faune et sa flore. Celles-ci déclenchèrent un coup de foudre chez le botaniste anglais Richard Thomas Lowe, détaché là-bas comme aumônier de chapelle, de 1834 à 1848. Il publia plusieurs volumes sur l’histoire naturelle de l’archipel et cueillit aussi des plantes aux Canaries et aux îles du Cap-Vert. Son dernier voyage à Madère lui fut fatal : il mourut dans un naufrage sur la côte basque, en 1874.
Après l’escale des brillants aristocrates et étrangers du XIXe siècle, Madère devint, au début du XXe siècle, l’une des îles les plus mélancoliques de l’océan. C’est là que vinrent se cristalliser les ultimes royautés d’Europe.
La ligne de chemin de fer qui menait jusqu’à Monte fut inaugurée et empruntée par le dernier roi du Portugal, Charles Ier, et son épouse Amélie d’Orléans. La foule acclama le couple avec des myriades de bouquets multicolores. Cette “joyeuse entrée” atteignit son point culminant dans une grande réception royale donnée à la Quinta do Monte. C’était en 1901. Quelques années plus tard, la République portugaise était proclamée !
En 1921, Madère accueillit aussi l’un des derniers Habsbourg de l’Empire austro-hongrois en déconfiture, Charles IV, empereur d’Autriche, roi de Hongrie et de Bohême. Il avait régné deux ans, de 1916 à 1918, avant d’être contraint à l’exil. Cette dynastie à bout de souffle l’avait rendu pieux et mystique. Charles IV fut attiré à Madère par sa femme Zita, nièce de l’empereur portugais du Brésil, Pierre Ier. Le couple royal s’installa d’abord à la Villa Vitória, propriété du Reid’s Palace, puis à la Quinta do Monte, sur les hauteurs de l’île, dans la demeure que leur avait gracieusement prêtée un certain Rocha Machado. À l’époque, celle-ci était remplie de tableaux de Rubens, du Corrège, de Pierre de Cortone, de Gerrit van Honthorst, d’une Vénus de Médicis, d’une Ariane de Millet? Imaginez ! Eh bien, toutes ces magnifiques œuvres d’art ont non seulement disparu mystérieusement, mais la vie dans cette belle résidence d’été se transforma peu à peu en cauchemar. Celle-ci était tellement froide en hiver que les laquais de l’empereur se plaignaient de l’odeur moisie des murs, de son inconfort pour l’intendance et, bien pire, ils souffraient même de disette. Cette Quinta do Monte les décima l’un après l’autre, et Charles IV fut lui-même emporté par une pneumonie quelques mois après son arrivée à Madère. Il n’avait que 34 ans. Il est enterré dans l’église Nossa Senhora de Monte, qui surplombe la grande volée d’escaliers gravie par les pèlerins. »
Chutes d’eau et senteurs de la forêt (p. 93-96)
Le moulin de Senhor Tiago (p. 169-174)
Extrait court
« Avec son climat doux et salutaire, Madère polarisait tous les rêves des aristocrates de l’époque. Les uns venaient y passer l’hiver, admirer ses fleurs voluptueuses, humer le baume de ses forêts ; l’île était le paradis des botanistes anglais. D’autres raffolaient des bains de source, croyaient y soigner leurs maladies et même guérir de leurs sentiments, comme Sissi, l’impératrice d’Autriche, qui arpentait les océans sur le yacht que la reine Victoria lui avait offert, elle qui plaignait l’Autriche de n’être que chaînes de montagnes. Le Miramar fut pour Sissi un belvédère sur les eaux, le miroir de son âme blessée fuyant la vie de cour. Prendre le large pour dissiper la mort tragique de son fils ; celle de l’empereur Maximilien du Mexique, son beau-frère ; celle de sa sœur, la duchesse d’Alençon. Même sa passion et sa grâce de cavalière, sa longue chevelure clairsemée de bijoux étoilés, le déploiement sur sa taille fine de ses robes de tulle, soie et mousseline, le baiser de ses amants secrets au sommet de sa beauté, le regard de l’empereur ne lui étaient plus rien sur l’infinité des eaux de Madère. Elle se souvenait de son enfance dorée de princesse de Bavière, des lacs glacés des montagnes au milieu des sapins, des clairières qui s’ouvraient sur le ciel limpide de l’hiver, des bulbes rouges des clochers, de son innocence de jeune fille. On la disait atteinte d’une maladie pulmonaire. Réalité ou chagrin ? Nul ne le saura jamais. Une chose est certaine, toutefois : Sissi fit escale à Funchal en 1860, dans la splendeur de sa baie, pour y séjourner quelques mois. Mais elle fut choquée par la saleté de la ville, incommodée par ses minuscules pavés glissants, beaucoup trop glissants pour ses fines chaussures. Pourtant, aujourd’hui, Funchal est propre et l’avenue Arriaga luisante comme du nickel.
Sur cette avenue se situe une belle propriété du XVIIe siècle (avec sa chapelle), qui s’appelait autrefois la Quinta das Angustias – le “domaine des angoisses”. C’est dire combien d’aristocrates inquiets y séjournèrent. De la reine Adélaïde d’Angleterre à Dona Amélia (en 1847), en passant par le comte de Montalembert (en 1844), le duc de Leuchtenberg (en 1849), beau-fils du tsar Nicolas Ier de Russie, et même le comte de Lambert, aide de camp de la toute dernière tsarine Alexandra Fedorovna. Cette demeure devint plus tard le Conservatoire de musique de Funchal, puis le siège du gouvernement autonome de Madère. Y frémissent au vent les plus belles bougainvillées de l’océan, et ses jardins cachent des parterres de lys du Cap, d’œillets de Chine, de cannes des Indes, de bégonias nains? La majesté des pins des Canaries et des araucarias qui dépassent ses murs atteste l’importance des lieux.
Dans leurs récits de voyage, les Anglais nous ont laissé de nombreux témoignages sur Madère, tel celui du père du célèbre écrivain Oscar Wilde, médecin de son état, qui fut attiré par les vertus curatives du climat sur la tuberculose. Ces mêmes vertus incitèrent aussi le noble russe Platon de Vacksel, de Saint-Pétersbourg, à s’installer à Madère. Il devint le chroniqueur de la vie musicale de l’île pour une gazette de Funchal et organisa aussi des concerts au palais São Lourenço (où il jouait lui-même) pour récolter des fonds en faveur des affamés, des mendiants et des orphelins. Toute une élite cosmopolite vivait à Madère, comme en témoigne le journal d’Isabelle de France, une Française installée à Funchal. Portugais, Allemands, Anglais, Français, Russes, Polonais et autres se réunissaient dans les salons, après le thé, pour écouter de la musique de chambre interprétée par un violon et les guitares locales (machete, viola, cavaquinho). Ce sont d’ailleurs deux Anglaises, Ellen Taylor et Annie Brassey, qui, les premières, attirèrent l’attention sur ces guitares aux timbres raffinés. À tel point que cet orchestre de salon se popularisa très vite pour se produire sur les bateaux sillonnant le Tage ou animer les soirées dansantes des paquebots en escale à Madère, qui se rendaient dans les colonies portugaises d’Afrique (Angola, Mozambique, archipel du Cap-Vert et São Tomé-et-PrÃncipe). Dans les années 1980, j’ai aussi constaté que cet orchestre de cordes accompagnait les longues marches collectives des pèlerins, afin de les entraîner à chanter et à improviser des vers dialogués tout au long du trajet.
Madère ne fut pas seulement un pôle d’attraction pour son climat, mais aussi pour sa faune et sa flore. Celles-ci déclenchèrent un coup de foudre chez le botaniste anglais Richard Thomas Lowe, détaché là-bas comme aumônier de chapelle, de 1834 à 1848. Il publia plusieurs volumes sur l’histoire naturelle de l’archipel et cueillit aussi des plantes aux Canaries et aux îles du Cap-Vert. Son dernier voyage à Madère lui fut fatal : il mourut dans un naufrage sur la côte basque, en 1874.
Après l’escale des brillants aristocrates et étrangers du XIXe siècle, Madère devint, au début du XXe siècle, l’une des îles les plus mélancoliques de l’océan. C’est là que vinrent se cristalliser les ultimes royautés d’Europe.
La ligne de chemin de fer qui menait jusqu’à Monte fut inaugurée et empruntée par le dernier roi du Portugal, Charles Ier, et son épouse Amélie d’Orléans. La foule acclama le couple avec des myriades de bouquets multicolores. Cette “joyeuse entrée” atteignit son point culminant dans une grande réception royale donnée à la Quinta do Monte. C’était en 1901. Quelques années plus tard, la République portugaise était proclamée !
En 1921, Madère accueillit aussi l’un des derniers Habsbourg de l’Empire austro-hongrois en déconfiture, Charles IV, empereur d’Autriche, roi de Hongrie et de Bohême. Il avait régné deux ans, de 1916 à 1918, avant d’être contraint à l’exil. Cette dynastie à bout de souffle l’avait rendu pieux et mystique. Charles IV fut attiré à Madère par sa femme Zita, nièce de l’empereur portugais du Brésil, Pierre Ier. Le couple royal s’installa d’abord à la Villa Vitória, propriété du Reid’s Palace, puis à la Quinta do Monte, sur les hauteurs de l’île, dans la demeure que leur avait gracieusement prêtée un certain Rocha Machado. À l’époque, celle-ci était remplie de tableaux de Rubens, du Corrège, de Pierre de Cortone, de Gerrit van Honthorst, d’une Vénus de Médicis, d’une Ariane de Millet? Imaginez ! Eh bien, toutes ces magnifiques œuvres d’art ont non seulement disparu mystérieusement, mais la vie dans cette belle résidence d’été se transforma peu à peu en cauchemar. Celle-ci était tellement froide en hiver que les laquais de l’empereur se plaignaient de l’odeur moisie des murs, de son inconfort pour l’intendance et, bien pire, ils souffraient même de disette. Cette Quinta do Monte les décima l’un après l’autre, et Charles IV fut lui-même emporté par une pneumonie quelques mois après son arrivée à Madère. Il n’avait que 34 ans. Il est enterré dans l’église Nossa Senhora de Monte, qui surplombe la grande volée d’escaliers gravie par les pèlerins. »
(p. 54-58)
Chutes d’eau et senteurs de la forêt (p. 93-96)
Le moulin de Senhor Tiago (p. 169-174)
Extrait court