Vers le grand large :
« Derrière le jaune éclatant d’un buisson de genêts, l’immense pont de Saint-Nazaire dessine dans le ciel une belle courbe aérienne. Le vaste estran découvre des bancs de sable à perte de vue. L’eau de la Loire est très loin de la rive. Poussée par le vent d’ouest, la marée continue de remonter imperceptiblement. De l’autre côté de l’estuaire, je distingue l’enchevêtrement des grues et des portiques des chantiers navals de Saint-Nazaire, où l’on construit les paquebots géants qui partiront un jour vers l’Amérique. La marée monte toujours ; c’est une eau amère chargée de tonnes de sel. La Loire semble déjà absente, son esprit s’en va ; ses forces l’abandonnent face au courant. Une dernière aigrette s’envole, bat longuement des ailes comme pour lui dire adieu ; pour la remercier de tout ce qu’elle a apporté aux plantes, aux bêtes et aux hommes tout au long de sa course à travers la France. L’aigrette glisse sur son aile et disparaît, me laissant seul. La Loire n’est plus là. Je ne la reverrai pas, lascive au détour d’un méandre, impétueuse à la sortie d’une gorge ou scintillante derrière un rideau de peupliers argentés. Jusqu’à présent, chaque journée passée avec elle fut une journée de bonheur, malgré la pluie, la fatigue, le froid, la chaleur ou le mal aux fesses. Mais tout cela n’était rien, car nous étions ensemble. Même provisoirement séparés, nous pensions à nos prochaines retrouvailles avec la joie adolescente des premières amours. Tandis que l’estran se comble peu à peu d’eau de mer, je reste longuement sur la rive et quelques larmes perlent à mes paupières. Cette sensiblerie me paraît aussitôt ridicule. Il y a tant d’humains qui souffrent et qui méritent notre peine. Pourquoi pleurer ainsi sur la disparition d’un fleuve ?? Peut-être parce qu’à cet instant je me rends compte que je suis vivant et que le cancer aurait très bien pu m’emporter. C’est étonnant comme la perspective de la mort donne à l’existence une saveur incomparable. Après avoir suivi la Loire durant toutes ces semaines, je m’aperçois que je n’ai jamais réussi à trouver auprès d’une femme une telle relation de complicité, pleine d’apaisement, de tendresse, de présence à l’autre et de liberté. La Loire n’est pas jalouse, elle n’exige rien. À plusieurs reprises, elle m’a vu s’éloigner d’elle et nous nous sommes pourtant toujours retrouvés avec le même bonheur intact. Je me souviens du long bain pris sur l’île d’Or, à Amboise, par une journée de forte chaleur. Ses eaux étaient douces à ma peau. La Loire sait accorder ses faveurs quand elle se sent aimée et respectée. Elle m’a comblé. Je le sais désormais, de manière intime : la Loire est un être vivant. Sa nature profonde est d’être sauvage, c’est-à-dire libre. Comme elle, j’ai toujours privilégié ma liberté à tout autre sentiment. C’est sans doute la raison pour laquelle, aujourd’hui, je voyage en solitaire.
Le pont de Saint-Nazaire grandit à mesure que je m’approche de l’océan. Il ne me reste plus que quelques kilomètres à parcourir. En roulant, je croise de nombreuses pêcheries dont les filets se balancent doucement au gré du vent marin. Ces drôles de cabanes montées sur pilotis ressemblent à de gigantesques insectes qui semblent avancer vers l’eau. Cette fois, la Loire s’est évanouie. A-t-elle senti ma présence à ses côtés avant de mourir ?
Voici les premiers pins de Saint-Brevin. Sur le pont de Saint-Nazaire, le trafic est intense. Je vois les véhicules rouler, mais je ne les entends pas, car ils circulent très haut sur une jolie courbe qui monte vers le ciel comme une gigantesque lame de fond, avant de redescendre doucement de l’autre côté de l’estuaire. Avec ses 3 kilomètres de long, c’est le plus grand pont de France.
Devant le vaste océan où le soleil s’enfonce, je m’arrête et je descends de vélo. C’est le bout du chemin, je n’irai pas plus loin. Sur la plage de Saint-Brevin-les-Pins, la marée a cessé de monter à l’assaut des bancs de sable envahis par les hautes herbes du rivage. La Loire n’existe plus. Elle s’est dissoute dans l’infini océanique. En regardant l’horizon, je songe à ma propre fin qui arrivera un jour. Dans quoi vais-je me dissoudre quand viendra l’heure de disparaître à mon tour ? Sur la plage presque déserte, une maman joue avec ses deux petits garçons, comme notre mère le faisait avec mon frère et moi, quand nous étions petits. C’était il y a longtemps. Les souvenirs d’enfance me reviennent. Il me semble que l’océan était alors plus près de la côte. Le mouvement des vagues, lui, n’a pas changé. “La mer, la mer, toujours recommencée !” écrivait Paul Valéry. Mais à quoi cela sert-il de se souvenir ? La Loire se souvient-elle d’où elle vient ? Les fleuves n’ont pas de mémoire.
Le soleil descend lentement, comme la marée. Celle-ci se retire et je vais en faire autant. Tel l’Ulysse chanté par Du Bellay, la Loire a fait un beau voyage. Depuis sa naissance jusqu’à sa disparition, elle a accompli un long parcours, nourri de joies et d’épreuves, un trajet plein de méandres et de changements de direction, un chemin de vie semblable au nôtre. La Loire et moi avons croisé bien des visages sur notre route et fait bien des rencontres. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Des souvenirs, ces alluvions de l’existence. Les deux enfants jouent sur la plage, insouciants du futur, oublieux du passé ; ils ont raison. Seul le moment présent revêt une importance essentielle, c’est le seul temps qui importe, le seul qui existe vraiment. Voilà ce que la Loire m’a enseigné tout au long de ce périple. Quelles que soient les difficultés rencontrées, la rivière a poursuivi sa route avec vaillance, la modifiant selon les circonstances, contournant parfois l’obstacle qui se dressait devant elle, s’adaptant sans cesse, progressant toujours. Il en va de même pour nous, les humains. Avançons quoi qu’il advienne et ne nous soucions que du temps présent. Profitons pleinement de ce trésor qu’est la vie. Jusqu’au moment inévitable où nous aussi, comme la Loire, nous plongerons dans le grand océan. »
Sur les hautes terres (p.32-37)
La Grenadière (p. 193-196)
Extrait court
« Derrière le jaune éclatant d’un buisson de genêts, l’immense pont de Saint-Nazaire dessine dans le ciel une belle courbe aérienne. Le vaste estran découvre des bancs de sable à perte de vue. L’eau de la Loire est très loin de la rive. Poussée par le vent d’ouest, la marée continue de remonter imperceptiblement. De l’autre côté de l’estuaire, je distingue l’enchevêtrement des grues et des portiques des chantiers navals de Saint-Nazaire, où l’on construit les paquebots géants qui partiront un jour vers l’Amérique. La marée monte toujours ; c’est une eau amère chargée de tonnes de sel. La Loire semble déjà absente, son esprit s’en va ; ses forces l’abandonnent face au courant. Une dernière aigrette s’envole, bat longuement des ailes comme pour lui dire adieu ; pour la remercier de tout ce qu’elle a apporté aux plantes, aux bêtes et aux hommes tout au long de sa course à travers la France. L’aigrette glisse sur son aile et disparaît, me laissant seul. La Loire n’est plus là. Je ne la reverrai pas, lascive au détour d’un méandre, impétueuse à la sortie d’une gorge ou scintillante derrière un rideau de peupliers argentés. Jusqu’à présent, chaque journée passée avec elle fut une journée de bonheur, malgré la pluie, la fatigue, le froid, la chaleur ou le mal aux fesses. Mais tout cela n’était rien, car nous étions ensemble. Même provisoirement séparés, nous pensions à nos prochaines retrouvailles avec la joie adolescente des premières amours. Tandis que l’estran se comble peu à peu d’eau de mer, je reste longuement sur la rive et quelques larmes perlent à mes paupières. Cette sensiblerie me paraît aussitôt ridicule. Il y a tant d’humains qui souffrent et qui méritent notre peine. Pourquoi pleurer ainsi sur la disparition d’un fleuve ?? Peut-être parce qu’à cet instant je me rends compte que je suis vivant et que le cancer aurait très bien pu m’emporter. C’est étonnant comme la perspective de la mort donne à l’existence une saveur incomparable. Après avoir suivi la Loire durant toutes ces semaines, je m’aperçois que je n’ai jamais réussi à trouver auprès d’une femme une telle relation de complicité, pleine d’apaisement, de tendresse, de présence à l’autre et de liberté. La Loire n’est pas jalouse, elle n’exige rien. À plusieurs reprises, elle m’a vu s’éloigner d’elle et nous nous sommes pourtant toujours retrouvés avec le même bonheur intact. Je me souviens du long bain pris sur l’île d’Or, à Amboise, par une journée de forte chaleur. Ses eaux étaient douces à ma peau. La Loire sait accorder ses faveurs quand elle se sent aimée et respectée. Elle m’a comblé. Je le sais désormais, de manière intime : la Loire est un être vivant. Sa nature profonde est d’être sauvage, c’est-à-dire libre. Comme elle, j’ai toujours privilégié ma liberté à tout autre sentiment. C’est sans doute la raison pour laquelle, aujourd’hui, je voyage en solitaire.
Le pont de Saint-Nazaire grandit à mesure que je m’approche de l’océan. Il ne me reste plus que quelques kilomètres à parcourir. En roulant, je croise de nombreuses pêcheries dont les filets se balancent doucement au gré du vent marin. Ces drôles de cabanes montées sur pilotis ressemblent à de gigantesques insectes qui semblent avancer vers l’eau. Cette fois, la Loire s’est évanouie. A-t-elle senti ma présence à ses côtés avant de mourir ?
Voici les premiers pins de Saint-Brevin. Sur le pont de Saint-Nazaire, le trafic est intense. Je vois les véhicules rouler, mais je ne les entends pas, car ils circulent très haut sur une jolie courbe qui monte vers le ciel comme une gigantesque lame de fond, avant de redescendre doucement de l’autre côté de l’estuaire. Avec ses 3 kilomètres de long, c’est le plus grand pont de France.
Devant le vaste océan où le soleil s’enfonce, je m’arrête et je descends de vélo. C’est le bout du chemin, je n’irai pas plus loin. Sur la plage de Saint-Brevin-les-Pins, la marée a cessé de monter à l’assaut des bancs de sable envahis par les hautes herbes du rivage. La Loire n’existe plus. Elle s’est dissoute dans l’infini océanique. En regardant l’horizon, je songe à ma propre fin qui arrivera un jour. Dans quoi vais-je me dissoudre quand viendra l’heure de disparaître à mon tour ? Sur la plage presque déserte, une maman joue avec ses deux petits garçons, comme notre mère le faisait avec mon frère et moi, quand nous étions petits. C’était il y a longtemps. Les souvenirs d’enfance me reviennent. Il me semble que l’océan était alors plus près de la côte. Le mouvement des vagues, lui, n’a pas changé. “La mer, la mer, toujours recommencée !” écrivait Paul Valéry. Mais à quoi cela sert-il de se souvenir ? La Loire se souvient-elle d’où elle vient ? Les fleuves n’ont pas de mémoire.
Le soleil descend lentement, comme la marée. Celle-ci se retire et je vais en faire autant. Tel l’Ulysse chanté par Du Bellay, la Loire a fait un beau voyage. Depuis sa naissance jusqu’à sa disparition, elle a accompli un long parcours, nourri de joies et d’épreuves, un trajet plein de méandres et de changements de direction, un chemin de vie semblable au nôtre. La Loire et moi avons croisé bien des visages sur notre route et fait bien des rencontres. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Des souvenirs, ces alluvions de l’existence. Les deux enfants jouent sur la plage, insouciants du futur, oublieux du passé ; ils ont raison. Seul le moment présent revêt une importance essentielle, c’est le seul temps qui importe, le seul qui existe vraiment. Voilà ce que la Loire m’a enseigné tout au long de ce périple. Quelles que soient les difficultés rencontrées, la rivière a poursuivi sa route avec vaillance, la modifiant selon les circonstances, contournant parfois l’obstacle qui se dressait devant elle, s’adaptant sans cesse, progressant toujours. Il en va de même pour nous, les humains. Avançons quoi qu’il advienne et ne nous soucions que du temps présent. Profitons pleinement de ce trésor qu’est la vie. Jusqu’au moment inévitable où nous aussi, comme la Loire, nous plongerons dans le grand océan. »
(p. 266-269)
Sur les hautes terres (p.32-37)
La Grenadière (p. 193-196)
Extrait court