La Grenadière :
« Retrouver la ville de son enfance, même sous la pluie, est toujours une émotion forte. Un serrement du cœur. Mes yeux s’emplissent de buée. Je songe au poème de Du Bellay. Comme lui, j’ai longtemps rêvé de ma Touraine, ce petit Liré “[q]ui m’est une province, et beaucoup davantage”. Traversant le grand parc de Sainte-Radegonde bruissant de chants d’oiseaux, j’aperçois les deux tours jumelles de la cathédrale Saint-Gatien qui émergent d’un rideau d’arbres mouillés. Couronnées de dômes à lanternons, elles semblent vouloir se fondre dans le gris du ciel. Cette fois, ma ville est là. Toute proche, imminente et familière. Il me semble que le voyage pourrait s’arrêter. J’ai l’impression d’être enfin rentré chez moi, après avoir parcouru plus de 800 kilomètres depuis l’Ardèche, à travers la Haute-Loire, la Loire, la Saône-et-Loire, la Nièvre, le Loiret, le Loir-et-Cher et une partie de l’Indre-et-Loire. Malgré moi, et sans vraiment m’en rendre compte, je progresse de plus en plus lentement. M’arrêtant souvent pour emplir de bonheur mon regard et mon cœur, j’avance par petites touches, comme le ferait un peintre qui ne voudrait pas finir trop vite son tableau. Je roule au rythme de la Loire, qui a la sagesse ne pas se précipiter vers sa destinée ; depuis le temps qu’il fait le chemin, le fleuve a compris combien se hâter est une folie. La pluie fine s’est arrêtée. Le ciel est bas, mais étonnamment lumineux. J’ai rejoint le quai Paul-Bert. À ma droite, derrière l’église Saint-Symphorien, monte la rue du Pont-Volant qui mène à l’Institut universitaire de technologie où j’ai fait mes études de journalisme. J’y appréciais particulièrement les cours de sémiologie dispensés par Pierre Fresnault-Deruelle ; il nous apprenait à décrypter tous les signes du langage, de Roland Barthes à Edgar P. Jacobs, des affiches d’Orangina à celles du RPR. Un enseignement que je n’ai jamais oublié.
À Tours, le lit de la Loire se resserre. L’eau court plus vite et forme des tourbillons ; elle accélère encore en passant sous les arches du pont Wilson, que les vieux Tourangeaux continuent d’appeler le “pont de pierre”. Des vagues d’eau verte écumantes se soulèvent en brisant contre les énormes piliers qui soutiennent le tablier du pont. La vitesse du flot est impressionnante. Chaque fois que je regarde le vieil ouvrage, je pense au dimanche d’avril 1978. Ce jour-là, deux de ses arches s’effondrèrent dans la Loire ; d’autres tombèrent dans l’après-midi. Reconstruit à l’identique et consolidé, le nouveau pont Wilson fut inauguré quatre ans plus tard. Si l’effondrement ne fit aucune victime, l’événement reste néanmoins gravé dans la mémoire tourangelle. Un peu plus loin sur la rive droite commence le territoire de la très chic commune de Saint-Cyr-sur-Loire, prisée par la bourgeoisie locale. Les paisibles maisons du XIXe siècle avec vue sur le fleuve y atteignent des prix prohibitifs. C’est dans cette localité que le jeune Balzac, né à Tours en 1799, fut mis en nourrice à la Grenadière, une modeste maison de pierre qui dominait la Loire. Il y passa les quatre premières années de son existence et resta profondément attaché à cet endroit où poussaient dans le jardin les fruits rouges des grenadiers. Au printemps 1830, Balzac décide de louer la Grenadière pour y séjourner quelques mois en compagnie de Laure de Berny, une femme de vingt-deux ans son aînée, dont il fit la rencontre en 1821. Cette amante passionnée ne cessa d’encourager la vocation de l’écrivain et lui inspira le personnage d’Henriette de Mortsauf du Lys dans la vallée.
Bâti sur le coteau qui fait face à la ville de Tours, le domaine de la Grenadière s’étend aujourd’hui sur près de 8 hectares et descend en pente douce vers la Loire. C’est la propriété de Jean-François de Mieulle, qui y dirige le premier centre de formation équestre de la région par le nombre de licenciés. L’allure altière et le regard clair d’un bleu profond, l’homme à la chevelure blanche m’accueille avec un large sourire dans une vaste cour bordée de bâtiments anciens. Tout en marchant sur les pas de Balzac, nous traversons un grand parc planté de tilleuls à larges feuilles et nous dirigeons vers le fleuve. “Le domaine est dans la famille depuis 1870. J’y ai passé toute ma jeunesse. À l’époque, mes grands-parents évitaient de parler de Balzac, car, selon eux, il avait une réputation plutôt sulfureuse, m’apprend Jean-François. Avec ses maîtresses successives, ses péripéties financières, sa vie un peu scandaleuse, il n’était vraiment pas une référence morale dans ma famille. Voilà, c’est ici !” Sur une terrasse aimablement fleurie, construite en belvédère sur la vallée de la Loire, je retrouve exactement la description que Balzac fit de cette ancienne closerie du XVIIe siècle. Rien à voir avec l’imposant château de Moncontour : la maison d’enfance de Balzac est d’allure beaucoup plus modeste et se compose de deux petits bâtiments bas en pierre de tuffeau, dont les mansardes au toit pointu sont couvertes d’ardoise. De larges fenêtres s’ouvrent sur le fleuve, “d’où je vois des paysages mille fois plus beaux que tous ceux dont ces gredins de voyageurs embêtent leurs lecteurs”, écrit Balzac à son ami imprimeur Victor Ratier. Dans sa nouvelle La Grenadière, il précise que “[l]e logis est entouré de treilles et de grenadiers en pleine terre, de là vient le nom donné à cette closerie”. Nous avançons dans le jardin qui domine la Loire ; des nuages errent dans le ciel qui s’éclaircit. “Et voici la petite gloriette où Mme de Berny aimait à lire, tandis que son amant réfléchissait sans doute à la rédaction d’un nouveau roman”, dit Jean-François en me montrant une charmante tonnelle dissimulée sous une avalanche de roses trémières. L’endroit est empli de poésie et la vue donnant sur les îles verdoyantes du fleuve tout à fait romantique. J’imagine les deux amoureux dans l’air parfumé du soir regardant les bateaux, encore nombreux à cette époque, remonter lentement le cours d’eau, poussés par la brise qui gonflait leurs voiles blanches dans la lumière du couchant. »
Sur les hautes terres (p.32-37)
Vers le grand large (p. 266-269)
Extrait court
« Retrouver la ville de son enfance, même sous la pluie, est toujours une émotion forte. Un serrement du cœur. Mes yeux s’emplissent de buée. Je songe au poème de Du Bellay. Comme lui, j’ai longtemps rêvé de ma Touraine, ce petit Liré “[q]ui m’est une province, et beaucoup davantage”. Traversant le grand parc de Sainte-Radegonde bruissant de chants d’oiseaux, j’aperçois les deux tours jumelles de la cathédrale Saint-Gatien qui émergent d’un rideau d’arbres mouillés. Couronnées de dômes à lanternons, elles semblent vouloir se fondre dans le gris du ciel. Cette fois, ma ville est là. Toute proche, imminente et familière. Il me semble que le voyage pourrait s’arrêter. J’ai l’impression d’être enfin rentré chez moi, après avoir parcouru plus de 800 kilomètres depuis l’Ardèche, à travers la Haute-Loire, la Loire, la Saône-et-Loire, la Nièvre, le Loiret, le Loir-et-Cher et une partie de l’Indre-et-Loire. Malgré moi, et sans vraiment m’en rendre compte, je progresse de plus en plus lentement. M’arrêtant souvent pour emplir de bonheur mon regard et mon cœur, j’avance par petites touches, comme le ferait un peintre qui ne voudrait pas finir trop vite son tableau. Je roule au rythme de la Loire, qui a la sagesse ne pas se précipiter vers sa destinée ; depuis le temps qu’il fait le chemin, le fleuve a compris combien se hâter est une folie. La pluie fine s’est arrêtée. Le ciel est bas, mais étonnamment lumineux. J’ai rejoint le quai Paul-Bert. À ma droite, derrière l’église Saint-Symphorien, monte la rue du Pont-Volant qui mène à l’Institut universitaire de technologie où j’ai fait mes études de journalisme. J’y appréciais particulièrement les cours de sémiologie dispensés par Pierre Fresnault-Deruelle ; il nous apprenait à décrypter tous les signes du langage, de Roland Barthes à Edgar P. Jacobs, des affiches d’Orangina à celles du RPR. Un enseignement que je n’ai jamais oublié.
À Tours, le lit de la Loire se resserre. L’eau court plus vite et forme des tourbillons ; elle accélère encore en passant sous les arches du pont Wilson, que les vieux Tourangeaux continuent d’appeler le “pont de pierre”. Des vagues d’eau verte écumantes se soulèvent en brisant contre les énormes piliers qui soutiennent le tablier du pont. La vitesse du flot est impressionnante. Chaque fois que je regarde le vieil ouvrage, je pense au dimanche d’avril 1978. Ce jour-là, deux de ses arches s’effondrèrent dans la Loire ; d’autres tombèrent dans l’après-midi. Reconstruit à l’identique et consolidé, le nouveau pont Wilson fut inauguré quatre ans plus tard. Si l’effondrement ne fit aucune victime, l’événement reste néanmoins gravé dans la mémoire tourangelle. Un peu plus loin sur la rive droite commence le territoire de la très chic commune de Saint-Cyr-sur-Loire, prisée par la bourgeoisie locale. Les paisibles maisons du XIXe siècle avec vue sur le fleuve y atteignent des prix prohibitifs. C’est dans cette localité que le jeune Balzac, né à Tours en 1799, fut mis en nourrice à la Grenadière, une modeste maison de pierre qui dominait la Loire. Il y passa les quatre premières années de son existence et resta profondément attaché à cet endroit où poussaient dans le jardin les fruits rouges des grenadiers. Au printemps 1830, Balzac décide de louer la Grenadière pour y séjourner quelques mois en compagnie de Laure de Berny, une femme de vingt-deux ans son aînée, dont il fit la rencontre en 1821. Cette amante passionnée ne cessa d’encourager la vocation de l’écrivain et lui inspira le personnage d’Henriette de Mortsauf du Lys dans la vallée.
Bâti sur le coteau qui fait face à la ville de Tours, le domaine de la Grenadière s’étend aujourd’hui sur près de 8 hectares et descend en pente douce vers la Loire. C’est la propriété de Jean-François de Mieulle, qui y dirige le premier centre de formation équestre de la région par le nombre de licenciés. L’allure altière et le regard clair d’un bleu profond, l’homme à la chevelure blanche m’accueille avec un large sourire dans une vaste cour bordée de bâtiments anciens. Tout en marchant sur les pas de Balzac, nous traversons un grand parc planté de tilleuls à larges feuilles et nous dirigeons vers le fleuve. “Le domaine est dans la famille depuis 1870. J’y ai passé toute ma jeunesse. À l’époque, mes grands-parents évitaient de parler de Balzac, car, selon eux, il avait une réputation plutôt sulfureuse, m’apprend Jean-François. Avec ses maîtresses successives, ses péripéties financières, sa vie un peu scandaleuse, il n’était vraiment pas une référence morale dans ma famille. Voilà, c’est ici !” Sur une terrasse aimablement fleurie, construite en belvédère sur la vallée de la Loire, je retrouve exactement la description que Balzac fit de cette ancienne closerie du XVIIe siècle. Rien à voir avec l’imposant château de Moncontour : la maison d’enfance de Balzac est d’allure beaucoup plus modeste et se compose de deux petits bâtiments bas en pierre de tuffeau, dont les mansardes au toit pointu sont couvertes d’ardoise. De larges fenêtres s’ouvrent sur le fleuve, “d’où je vois des paysages mille fois plus beaux que tous ceux dont ces gredins de voyageurs embêtent leurs lecteurs”, écrit Balzac à son ami imprimeur Victor Ratier. Dans sa nouvelle La Grenadière, il précise que “[l]e logis est entouré de treilles et de grenadiers en pleine terre, de là vient le nom donné à cette closerie”. Nous avançons dans le jardin qui domine la Loire ; des nuages errent dans le ciel qui s’éclaircit. “Et voici la petite gloriette où Mme de Berny aimait à lire, tandis que son amant réfléchissait sans doute à la rédaction d’un nouveau roman”, dit Jean-François en me montrant une charmante tonnelle dissimulée sous une avalanche de roses trémières. L’endroit est empli de poésie et la vue donnant sur les îles verdoyantes du fleuve tout à fait romantique. J’imagine les deux amoureux dans l’air parfumé du soir regardant les bateaux, encore nombreux à cette époque, remonter lentement le cours d’eau, poussés par la brise qui gonflait leurs voiles blanches dans la lumière du couchant. »
(p. 193-196)
Sur les hautes terres (p.32-37)
Vers le grand large (p. 266-269)
Extrait court