Sous les falaises de l’Ouest :
« L’étrave fend une obscurité sans fond. En suivant la progression sur l’écran du radar, je maintiens Saturnin au milieu du fjord. Bientôt, la luminosité qui filtre à travers la couche nuageuse me permet d’identifier la masse des montagnes qui m’entourent. Comme encouragé par le vol des damiers du Cap et des pétrels à menton blanc, le jour qui se lève diffuse sa clarté pâle, si douce qu’elle semble caresser les roches comme pour en modérer la rudesse. Lorsque je double la pointe d’Asnières, l’extrémité septentrionale de l’archipel apparaît. Sous les gigantesques fractures qui décomposent les plateaux, deux tours massives s’élèvent côte à côte. Parfaitement rectangulaires, elles semblent avoir été construites par la main de l’homme. Ce sont les deux piliers qui restent de la fameuse arche de Kerguelen qui s’écroula au début du XXe siècle. Immortalisée par les croquis des premiers explorateurs, elle fut encore aperçue en 1908 par Rallier du Baty, qui ne put que constater l’effondrement du monument lors de son second voyage. Ces deux piles mythiques demeurent le symbole de Kerguelen, à l’image des rêves glorieux et démesurés, mais tous implacablement brisés, que l’archipel n’a cessé d’introduire dans le cœur des hommes. Pour moi, elles ouvrent la porte de la côte ouest et de la poursuite de l’aventure.
Sous un ciel couvert mais posé, la mer respire lentement au rythme de la puissante houle du large. Les caps Français et d’Estaing, extrémités nord de la Grande Terre, renvoient la houle en la hachant sous forme de vagues agressives qui s’entrecroisent. Le cap Aubert et ses hautes falaises noires, le cap Coupé avec sa colonie de manchots, le cap d’Aiguillon noyé dans les nuages, tous ces promontoires se dressent vers la grisaille du ciel pour défier les océans. Face à ces gradins titanesques, l’insignifiance de ma vie est flagrante. Je me présente sur une coque de noix surnageant dans un chaudron maléfique que les mauvais esprits peuvent brasser à tout moment. Ces esprits ne sont-ils pas tentés de déchaîner leur colère contre le petit homme effronté et prétentieux qui profane leur sanctuaire ? Malgré la crainte qui me tenaille, je suis comme aimanté par l’aventure. Parce que je suis seul, parce que j’accomplis ce que je croyais impossible, le paysage s’impose à moi dans sa monumentale majesté. Je ne navigue pas ici pour écouter ma raison mais ma passion, pour suivre l’appel secret qui m’envoûte, le grondement farouche des récifs qui murmurent à mon âme : viens ! Et je suis l’appel, fasciné, prêt à tout donner de moi comme la nature me livre ici tout d’elle-même. La houle éclate sur la ligne des récifs, tapissant la mer d’écume et soulevant un brouillard d’embruns. Je suis attiré par ces brassages massifs et tonitruants, anxieux de m’y jeter comme le vertige invite à se précipiter dans l’abîme. Je sens monter en moi la tentation de la fusion absolue, de l’apothéose cataclysmique et mortelle d’une coque dévorée par le monstre océanique, Léviathan d’écueils ou maelström d’entrailles affamées.
Je vise le large pour échapper au grondement sirénien de la côte et y plante ma proue, pénétré de visions terrifiantes? Saturnin passe respectueusement à distance, plus désireux que je ne le suis de ne pas se laisser prendre par la folie.
À l’entrée de la baie Inconnue, la houle canalisée par les parois verticales s’amplifie et brise avec force sur les rochers. Comme je pénètre au vent arrière, un violent roulis rend les voiles presque inutiles, c’est pourquoi je lance le moteur : le balancement est tel qu’il me faut me cramponner aux mains courantes pour ne pas tomber à la mer. Enfin, la baie s’évase, et l’eau s’étant assagie je peux affaler les voiles. »
Premières joies, premiers doutes (p. 41-43)
Le retour des animaux (p. 291-294)
Extrait court
« L’étrave fend une obscurité sans fond. En suivant la progression sur l’écran du radar, je maintiens Saturnin au milieu du fjord. Bientôt, la luminosité qui filtre à travers la couche nuageuse me permet d’identifier la masse des montagnes qui m’entourent. Comme encouragé par le vol des damiers du Cap et des pétrels à menton blanc, le jour qui se lève diffuse sa clarté pâle, si douce qu’elle semble caresser les roches comme pour en modérer la rudesse. Lorsque je double la pointe d’Asnières, l’extrémité septentrionale de l’archipel apparaît. Sous les gigantesques fractures qui décomposent les plateaux, deux tours massives s’élèvent côte à côte. Parfaitement rectangulaires, elles semblent avoir été construites par la main de l’homme. Ce sont les deux piliers qui restent de la fameuse arche de Kerguelen qui s’écroula au début du XXe siècle. Immortalisée par les croquis des premiers explorateurs, elle fut encore aperçue en 1908 par Rallier du Baty, qui ne put que constater l’effondrement du monument lors de son second voyage. Ces deux piles mythiques demeurent le symbole de Kerguelen, à l’image des rêves glorieux et démesurés, mais tous implacablement brisés, que l’archipel n’a cessé d’introduire dans le cœur des hommes. Pour moi, elles ouvrent la porte de la côte ouest et de la poursuite de l’aventure.
Sous un ciel couvert mais posé, la mer respire lentement au rythme de la puissante houle du large. Les caps Français et d’Estaing, extrémités nord de la Grande Terre, renvoient la houle en la hachant sous forme de vagues agressives qui s’entrecroisent. Le cap Aubert et ses hautes falaises noires, le cap Coupé avec sa colonie de manchots, le cap d’Aiguillon noyé dans les nuages, tous ces promontoires se dressent vers la grisaille du ciel pour défier les océans. Face à ces gradins titanesques, l’insignifiance de ma vie est flagrante. Je me présente sur une coque de noix surnageant dans un chaudron maléfique que les mauvais esprits peuvent brasser à tout moment. Ces esprits ne sont-ils pas tentés de déchaîner leur colère contre le petit homme effronté et prétentieux qui profane leur sanctuaire ? Malgré la crainte qui me tenaille, je suis comme aimanté par l’aventure. Parce que je suis seul, parce que j’accomplis ce que je croyais impossible, le paysage s’impose à moi dans sa monumentale majesté. Je ne navigue pas ici pour écouter ma raison mais ma passion, pour suivre l’appel secret qui m’envoûte, le grondement farouche des récifs qui murmurent à mon âme : viens ! Et je suis l’appel, fasciné, prêt à tout donner de moi comme la nature me livre ici tout d’elle-même. La houle éclate sur la ligne des récifs, tapissant la mer d’écume et soulevant un brouillard d’embruns. Je suis attiré par ces brassages massifs et tonitruants, anxieux de m’y jeter comme le vertige invite à se précipiter dans l’abîme. Je sens monter en moi la tentation de la fusion absolue, de l’apothéose cataclysmique et mortelle d’une coque dévorée par le monstre océanique, Léviathan d’écueils ou maelström d’entrailles affamées.
Je vise le large pour échapper au grondement sirénien de la côte et y plante ma proue, pénétré de visions terrifiantes? Saturnin passe respectueusement à distance, plus désireux que je ne le suis de ne pas se laisser prendre par la folie.
À l’entrée de la baie Inconnue, la houle canalisée par les parois verticales s’amplifie et brise avec force sur les rochers. Comme je pénètre au vent arrière, un violent roulis rend les voiles presque inutiles, c’est pourquoi je lance le moteur : le balancement est tel qu’il me faut me cramponner aux mains courantes pour ne pas tomber à la mer. Enfin, la baie s’évase, et l’eau s’étant assagie je peux affaler les voiles. »
(p. 125-127)
Premières joies, premiers doutes (p. 41-43)
Le retour des animaux (p. 291-294)
Extrait court