Premières joies, premiers doutes :
« Bientôt, mon regard se rive sur une ligne indistincte et sombre. Je la crois issue de mon imagination, cette silhouette indécise ; je voudrais crier “Terre !” mais le silence ambiant me retient ; je voudrais mieux croire mes yeux et laisser libre cours à l’ivresse opiniâtre de mon cœur ! Quelques minutes suffisent à confirmer mon espoir, gonflant mon âme d’enthousiasme et de soulagement : les contours se précisent, et dessinent un cône qui s’élève sur l’horizon de la nuit. Émergeant de l’immensité ondulante de l’océan austral, les îles Kerguelen ont la pudeur de se dévoiler dans l’obscurité. Depuis trois mois que nous sommes en mer, je n’attends que cet instant. Inondé de joie et de fierté, je contemple la mer noire tandis que le ciel, comme s’il récompensait notre courage, nous laisse rejoindre notre destinée en retenant son souffle.
Je descends dans la cabine où Pierre est endormi sur sa couchette. “Pierre, Pierre, réveille-toi ! fais-je en le secouant énergiquement, on est arrivés !” Certain que mon coéquipier ne m’en voudra pas de l’avoir arraché à son sommeil, je regagne le pont. L’ombre des îles Nuageuses, gardiennes de la Grande Terre, se profile à tribord. Dans la puissance mystique des premières lueurs de l’aube, ces rochers abrupts m’apparaissent tels des titans à l’orée d’un nouveau monde, tels des jaillissements primaires et telluriques sous la main du Créateur. Loin de moi l’idée de les aborder : seuls les oiseaux en ont fait leur sanctuaire. Les îles Nuageuses sont une réserve où toute visite est strictement réglementée pour éviter l’introduction d’autres espèces végétales ou animales. Les hommes eux-mêmes ont jeté l’interdit sur ces îlots pour en préserver l’impérieuse virginité.
Des lignes de hauteurs barrent l’horizon sous le vent. Les immenses plateaux sont entaillés de fractures blanchies par l’accumulation des neiges hivernales. Comme nous approchons, je désigne du doigt les falaises de la péninsule Loranchet, tout joyeux de mettre un nom sur les caps que je reconnais, ou de griffonner de rapides croquis du profil côtier. Depuis ses sommets jusqu’à la mer, soit sur 500 à 600 mètres de dénivelé, cette terre n’est qu’un amoncellement de roches sombres à peine égayées par les nervures des névés. Nous ne distinguons aucune végétation qui pourrait vraiment rompre la monotonie des perspectives minérales. “Où va-t-on mouiller ce soir, tu veux vraiment rester dans le nord ?” me demande Pierre, non sans inquiétude. Sa question est pour moi comme un coup de poing. Plutôt que de se joindre à mon bonheur dans un grand moment de réconciliation, Pierre n’éprouve aucune joie devant la perspective d’arpenter ces paysages fascinants, ni de jouer avec les manchots ou de photographier la parade nuptiale des albatros. Une interrogation me hante : comment pourra-t-il s’investir dans l’exploration de l’archipel, sac au dos, alors que ses yeux ne brûlent que de la promesse d’arriver à Port-aux-Français, et d’entrer enfin en communication avec la métropole ? »
Sous les falaises de l’Ouest (p. 125-127)
Le retour des animaux (p. 291-294)
Extrait court
« Bientôt, mon regard se rive sur une ligne indistincte et sombre. Je la crois issue de mon imagination, cette silhouette indécise ; je voudrais crier “Terre !” mais le silence ambiant me retient ; je voudrais mieux croire mes yeux et laisser libre cours à l’ivresse opiniâtre de mon cœur ! Quelques minutes suffisent à confirmer mon espoir, gonflant mon âme d’enthousiasme et de soulagement : les contours se précisent, et dessinent un cône qui s’élève sur l’horizon de la nuit. Émergeant de l’immensité ondulante de l’océan austral, les îles Kerguelen ont la pudeur de se dévoiler dans l’obscurité. Depuis trois mois que nous sommes en mer, je n’attends que cet instant. Inondé de joie et de fierté, je contemple la mer noire tandis que le ciel, comme s’il récompensait notre courage, nous laisse rejoindre notre destinée en retenant son souffle.
Je descends dans la cabine où Pierre est endormi sur sa couchette. “Pierre, Pierre, réveille-toi ! fais-je en le secouant énergiquement, on est arrivés !” Certain que mon coéquipier ne m’en voudra pas de l’avoir arraché à son sommeil, je regagne le pont. L’ombre des îles Nuageuses, gardiennes de la Grande Terre, se profile à tribord. Dans la puissance mystique des premières lueurs de l’aube, ces rochers abrupts m’apparaissent tels des titans à l’orée d’un nouveau monde, tels des jaillissements primaires et telluriques sous la main du Créateur. Loin de moi l’idée de les aborder : seuls les oiseaux en ont fait leur sanctuaire. Les îles Nuageuses sont une réserve où toute visite est strictement réglementée pour éviter l’introduction d’autres espèces végétales ou animales. Les hommes eux-mêmes ont jeté l’interdit sur ces îlots pour en préserver l’impérieuse virginité.
Des lignes de hauteurs barrent l’horizon sous le vent. Les immenses plateaux sont entaillés de fractures blanchies par l’accumulation des neiges hivernales. Comme nous approchons, je désigne du doigt les falaises de la péninsule Loranchet, tout joyeux de mettre un nom sur les caps que je reconnais, ou de griffonner de rapides croquis du profil côtier. Depuis ses sommets jusqu’à la mer, soit sur 500 à 600 mètres de dénivelé, cette terre n’est qu’un amoncellement de roches sombres à peine égayées par les nervures des névés. Nous ne distinguons aucune végétation qui pourrait vraiment rompre la monotonie des perspectives minérales. “Où va-t-on mouiller ce soir, tu veux vraiment rester dans le nord ?” me demande Pierre, non sans inquiétude. Sa question est pour moi comme un coup de poing. Plutôt que de se joindre à mon bonheur dans un grand moment de réconciliation, Pierre n’éprouve aucune joie devant la perspective d’arpenter ces paysages fascinants, ni de jouer avec les manchots ou de photographier la parade nuptiale des albatros. Une interrogation me hante : comment pourra-t-il s’investir dans l’exploration de l’archipel, sac au dos, alors que ses yeux ne brûlent que de la promesse d’arriver à Port-aux-Français, et d’entrer enfin en communication avec la métropole ? »
(p. 41-43)
Sous les falaises de l’Ouest (p. 125-127)
Le retour des animaux (p. 291-294)
Extrait court