L’ancien :
« De jour, aller d’un campement à l’autre est facile : il y a moins d’une heure de marche par la piste. De nuit, allez savoir pourquoi, on coupe à travers les collines. Au fond des ravins, l’orientation est délicate, mais si l’on garde Orion devant soi on a de bonnes chances d’arriver. C’est d’ailleurs assez poétique de traverser les pâturages dans la luminosité argentée, sous la surveillance de l’étoile du Berger, qui cligne comme un œil et, selon le poète Gombojav Mend-Ooyo, mène le troupeau des astres. Les nuits sont si majestueuses dans la steppe ! Les champs de neige tout éclairés de lune vous aimantent alors que les étoiles tressaillent par milliers. Si le spectacle est radieux, on ne s’attarde pas. Pour tout dire, on avance même très vite. La poudreuse durcie par le froid le permet, la crainte des loups y incite. Et les voisins m’ayant avoué que des âmes errantes rôdent parfois dans les environs, je me dis que la solitude n’est pas la meilleure des compagnes dans la nuit hivernale et finis par avoir peur à mon tour.
L’effort chasse heureusement les frissons. Le corps et les sens en éveil, je me bénis d’ailleurs d’avoir pris le temps, avant de sortir, de m’asseoir face au poêle, pieds et vêtements écartés, comme pour emporter un peu du feu. Mais le froid faisant son travail, je pense bien vite à la flambée qui m’attend. Après une longue marche silencieuse, les premiers jappements du chien se font entendre et l’ouverture illuminée du toit de la yourte jaillit dans la nuit. Alors, l’errance nocturne perd de sa splendeur au profit du besoin de confort. Et en retrouvant l’odeur de suint, de cuir, de laitages rances et de crottin sous la tente chaude et moelleuse, je suis comme Ulysse revenu à Ithaque.
Prévenu par le tapage de son cabot, pépé Ölziidelger est sorti. Il me tient la porte, sans un mot, content de me voir. Lui et Tsetsendelger, son épouse, ne me le diront pas, mais que je franchisse l’obscurité glacée pour les visiter est un symbole à leurs yeux. Ils me donneront d’ailleurs à manger de la viande de cheval bien grasse, celle qu’on sert aux hôtes de marque. La joie est partagée ; j’apprécie cet homme, pour son caractère, ses manières et, plus simplement, son visage. Ses traits burinés parlent des heures de labeur et de veille auprès du troupeau.
“Yu ! yu !” – l’interjection exprimant la douleur –, laisse-t-il échapper en s’asseyant avant de se masser les genoux. Drapé dans son deel délavé, Ölziidelger me sert le thé après le petit signe de tête amical qu’il prendra l’habitude de m’adresser.
Si les rides permettaient de calculer l’âge d’un homme aussi sûrement que les cernes d’un arbre, alors, on donnerait bien plus que 60 ans à Ölziidelger. Les attaques du vent ont toutefois échoué à rendre sa figure sévère, d’où s’échappe un regard doux. Doux quoique perçant – il lit en vous – et magnétique. Les éleveurs de son âge ont une beauté à laquelle je suis sensible : dignité, calme, connaissances. On dirait de vieux soldats retirés dans un monastère. En les guignant, on croit même parfois voir la steppe dont ils sont les enfants, comme si le paysage coulait dans leurs veines. Figure de la communauté, l’ancien est chanté par la littérature orale et écrite. Urgunge Onon témoigne que, dans les années 1930, le plus grand respect était accordé aux personnes âgées, sans souci de leur richesse ou de leur position sociale, et que la vie de famille était dirigée par elles. Les temps ont quelque peu changé ; la période socialiste a porté un coup aux hiérarchies traditionnelles en imposant comme supérieur le diplômé ou le délégué de l’administration. Le premier est encore considéré comme le représentant de l’autorité. Les anciens n’ont quant à eux pas regagné en ascendance depuis 1991. Ils sont néanmoins les gardiens symboliques de la “tradition”. Pas de fête ou de rituel sans ancien ! Pas d’émissions télévisées non plus quand il s’agit d’évoquer la culture. On donnera d’ailleurs davantage la parole à un ancien qu’à un jeune historien, et entre deux chercheurs, au plus vieux naturellement. L’âge est symbole de crédibilité : ayant surmonté les embûches de l’existence, l’ancien en a une vision panoramique ; même sans être sorti de sa vallée, il donne l’exemple d’un savoir et d’une vie accomplie. “La haute montagne offre un bon abri, l’ancien offre un bon soutien”, dit le proverbe. »
L’initiation au troupeau (p. 113-116)
Les gens dՈ c̫t̩ (p. 201-204)
Extrait court
« De jour, aller d’un campement à l’autre est facile : il y a moins d’une heure de marche par la piste. De nuit, allez savoir pourquoi, on coupe à travers les collines. Au fond des ravins, l’orientation est délicate, mais si l’on garde Orion devant soi on a de bonnes chances d’arriver. C’est d’ailleurs assez poétique de traverser les pâturages dans la luminosité argentée, sous la surveillance de l’étoile du Berger, qui cligne comme un œil et, selon le poète Gombojav Mend-Ooyo, mène le troupeau des astres. Les nuits sont si majestueuses dans la steppe ! Les champs de neige tout éclairés de lune vous aimantent alors que les étoiles tressaillent par milliers. Si le spectacle est radieux, on ne s’attarde pas. Pour tout dire, on avance même très vite. La poudreuse durcie par le froid le permet, la crainte des loups y incite. Et les voisins m’ayant avoué que des âmes errantes rôdent parfois dans les environs, je me dis que la solitude n’est pas la meilleure des compagnes dans la nuit hivernale et finis par avoir peur à mon tour.
L’effort chasse heureusement les frissons. Le corps et les sens en éveil, je me bénis d’ailleurs d’avoir pris le temps, avant de sortir, de m’asseoir face au poêle, pieds et vêtements écartés, comme pour emporter un peu du feu. Mais le froid faisant son travail, je pense bien vite à la flambée qui m’attend. Après une longue marche silencieuse, les premiers jappements du chien se font entendre et l’ouverture illuminée du toit de la yourte jaillit dans la nuit. Alors, l’errance nocturne perd de sa splendeur au profit du besoin de confort. Et en retrouvant l’odeur de suint, de cuir, de laitages rances et de crottin sous la tente chaude et moelleuse, je suis comme Ulysse revenu à Ithaque.
Prévenu par le tapage de son cabot, pépé Ölziidelger est sorti. Il me tient la porte, sans un mot, content de me voir. Lui et Tsetsendelger, son épouse, ne me le diront pas, mais que je franchisse l’obscurité glacée pour les visiter est un symbole à leurs yeux. Ils me donneront d’ailleurs à manger de la viande de cheval bien grasse, celle qu’on sert aux hôtes de marque. La joie est partagée ; j’apprécie cet homme, pour son caractère, ses manières et, plus simplement, son visage. Ses traits burinés parlent des heures de labeur et de veille auprès du troupeau.
“Yu ! yu !” – l’interjection exprimant la douleur –, laisse-t-il échapper en s’asseyant avant de se masser les genoux. Drapé dans son deel délavé, Ölziidelger me sert le thé après le petit signe de tête amical qu’il prendra l’habitude de m’adresser.
Si les rides permettaient de calculer l’âge d’un homme aussi sûrement que les cernes d’un arbre, alors, on donnerait bien plus que 60 ans à Ölziidelger. Les attaques du vent ont toutefois échoué à rendre sa figure sévère, d’où s’échappe un regard doux. Doux quoique perçant – il lit en vous – et magnétique. Les éleveurs de son âge ont une beauté à laquelle je suis sensible : dignité, calme, connaissances. On dirait de vieux soldats retirés dans un monastère. En les guignant, on croit même parfois voir la steppe dont ils sont les enfants, comme si le paysage coulait dans leurs veines. Figure de la communauté, l’ancien est chanté par la littérature orale et écrite. Urgunge Onon témoigne que, dans les années 1930, le plus grand respect était accordé aux personnes âgées, sans souci de leur richesse ou de leur position sociale, et que la vie de famille était dirigée par elles. Les temps ont quelque peu changé ; la période socialiste a porté un coup aux hiérarchies traditionnelles en imposant comme supérieur le diplômé ou le délégué de l’administration. Le premier est encore considéré comme le représentant de l’autorité. Les anciens n’ont quant à eux pas regagné en ascendance depuis 1991. Ils sont néanmoins les gardiens symboliques de la “tradition”. Pas de fête ou de rituel sans ancien ! Pas d’émissions télévisées non plus quand il s’agit d’évoquer la culture. On donnera d’ailleurs davantage la parole à un ancien qu’à un jeune historien, et entre deux chercheurs, au plus vieux naturellement. L’âge est symbole de crédibilité : ayant surmonté les embûches de l’existence, l’ancien en a une vision panoramique ; même sans être sorti de sa vallée, il donne l’exemple d’un savoir et d’une vie accomplie. “La haute montagne offre un bon abri, l’ancien offre un bon soutien”, dit le proverbe. »
(p. 167-170)
L’initiation au troupeau (p. 113-116)
Les gens dՈ c̫t̩ (p. 201-204)
Extrait court