L’initiation au troupeau :
« Vite ! Sortir les bêtes, saisir le bâton qu’Oyunchimeg me tend et emboîter le pas à Gansuh. C’est un moment important pour moi mais, tout se faisant au dernier instant en Mongolie, je n’ai pas le temps de le savourer. D’ailleurs, les Mongols modérant l’expression de leurs sentiments, je me tais.
Déjà sous mes pieds crissent les flocons étincelant à la sortie du vallon. Gansuh souhaite profiter de la douceur des températures pour mener le bétail à près d’une heure de marche au sud. Nous nous engageons sur l’étendue nue du plateau. Néanmoins, nous avons beau aligner les pas, le but paraît s’éloigner – la steppe se propage devant nous telle une vague. L’uniformité déroute, la droite et la gauche se reflètent comme dans une glace. Heureusement, porté par le piétinement des pattes courtes, plus aigu sur la neige que sur le horzon, je découvre le plus beau spectacle au monde : la houle du troupeau devant moi, force en mouvement qu’il faut savoir lancer et endiguer à la fois, en étouffant la griserie du petit chef devant ses troupes obéissantes. D’ailleurs, brebis et chèvres avancent vite sur la glace. Elles peinent en revanche à franchir les ravines noyées sous la poudreuse. Les animaux jeunes ou faibles y restent bloqués ; les individus de tête, ceux-là même qu’il faudra contenir au pâturage pour éviter la dispersion, les sauvent alors. En meneurs, ils tracent le sillon et montrent la voie. Et là où un mouton va, en glissant comme une goutte sur de la glace, le troupeau ruissellera.
Le long des fossés poussent toutefois des herbes hautes qui, l’été, ombragent et protègent la steppe de l’évaporation, et, l’hiver, retiennent la neige, source d’humidité nécessaire à son renouvellement. Ce qui forme une richesse d’habitude devient un piège en cas d’enneigement excessif, comme cette année. Le troupeau les traverse avec peine et en ressort aussi frustré que fatigué.
Après une courte pause, nous atteignons en milieu de journée le pâturage d’Urt Maihan. Il s’y trouve des individus jeunes, gravides ou fatigués pour tourner le dos aux pentes et s’épuiser en affouillant la neige épaisse en bas. Mais le gros du troupeau sait où aller, sur le piton balayé par le vent. Il y pâture plus facilement, “à la montée”. De loin, on regarde en effet l’endroit avec envie. De près, on voit surtout des éboulis et des buissons qui semblent implorer grâce. D’une endurance réputée, le mouton bayad à queue grasse, par sa toison notamment, est heureusement adapté aux grands froids et à l’environnement de l’Ouest.
L’herbe, qui a verdi l’été précédent, ne repoussera pas avant le printemps voire l’été suivant. Le bétail se contente ainsi d’une herbe sèche et jaunie deux cents jours par an, et, quand l’hiver s’annonce, les restrictions ont donc, elles, commencé depuis longtemps. L’inimitable mongolisant Jacques Legrand, dont Gotov aurait jalousé la moustache, précise que “ce paramètre [la prise de poids quotidienne de l’animal] décline très tôt durant l’été (les études montrent que ce phénomène est perceptible dès la fin juin, autrement dit avant même les plus fortes précipitations)”. D’où l’importance d’une gestion habile du pâturage, d’autant que l’utiliser dans son intégralité épargne des déplacements et nourrit plus vite. Le berger doit donc se souvenir du temps passé à tel endroit afin d’y ramener ou pas le troupeau.
Il choisit les pâturages d’hiver dans l’intérêt des espèces dominantes et selon les tâches à mener dans le but de minorer la perte de poids des bêtes et de leur conserver le gras. Ce que les pâtures d’hiver et de printemps peuvent supporter détermine la taille du troupeau. Owen Lattimore rappelle que “dans toute l’Asie centrale, la pâture d’hiver a toujours été le facteur déterminant de l’importance des troupeaux. Les voyageurs et les fonctionnaires – les vieux fonctionnaires chinois et mandchous et les fonctionnaires russes du tsar – voyageaient généralement l’été, et ils se demandaient pourquoi les troupeaux n’étaient pas plus grands. Évidemment des cultures supplémentaires auraient pu fournir du fourrage pour l’hiver ; ce qui arrivait parfois (plus chez les Kazakhs et les Kirghizes que chez les Mongols). Mais il n’y en avait jamais assez, et toujours pour la même raison : le contrôle de la société par les princes et les chefs reposait sur le principe de la mobilité de l’élevage ; l’immobilisation d’un trop grand nombre de bras se consacrant à l’agriculture aurait déséquilibré le système. À moins que vous n’ayez vécu la vie des nomades pendant le cycle d’une année, il est difficile d’imaginer le nombre de facteurs techniques qui entrent en jeu pour faire passer l’hiver au bétail.” »
Les gens dՈ c̫t̩ (p. 201-204)
L’ancien (p. 167-170)
Extrait court
« Vite ! Sortir les bêtes, saisir le bâton qu’Oyunchimeg me tend et emboîter le pas à Gansuh. C’est un moment important pour moi mais, tout se faisant au dernier instant en Mongolie, je n’ai pas le temps de le savourer. D’ailleurs, les Mongols modérant l’expression de leurs sentiments, je me tais.
Déjà sous mes pieds crissent les flocons étincelant à la sortie du vallon. Gansuh souhaite profiter de la douceur des températures pour mener le bétail à près d’une heure de marche au sud. Nous nous engageons sur l’étendue nue du plateau. Néanmoins, nous avons beau aligner les pas, le but paraît s’éloigner – la steppe se propage devant nous telle une vague. L’uniformité déroute, la droite et la gauche se reflètent comme dans une glace. Heureusement, porté par le piétinement des pattes courtes, plus aigu sur la neige que sur le horzon, je découvre le plus beau spectacle au monde : la houle du troupeau devant moi, force en mouvement qu’il faut savoir lancer et endiguer à la fois, en étouffant la griserie du petit chef devant ses troupes obéissantes. D’ailleurs, brebis et chèvres avancent vite sur la glace. Elles peinent en revanche à franchir les ravines noyées sous la poudreuse. Les animaux jeunes ou faibles y restent bloqués ; les individus de tête, ceux-là même qu’il faudra contenir au pâturage pour éviter la dispersion, les sauvent alors. En meneurs, ils tracent le sillon et montrent la voie. Et là où un mouton va, en glissant comme une goutte sur de la glace, le troupeau ruissellera.
Le long des fossés poussent toutefois des herbes hautes qui, l’été, ombragent et protègent la steppe de l’évaporation, et, l’hiver, retiennent la neige, source d’humidité nécessaire à son renouvellement. Ce qui forme une richesse d’habitude devient un piège en cas d’enneigement excessif, comme cette année. Le troupeau les traverse avec peine et en ressort aussi frustré que fatigué.
Après une courte pause, nous atteignons en milieu de journée le pâturage d’Urt Maihan. Il s’y trouve des individus jeunes, gravides ou fatigués pour tourner le dos aux pentes et s’épuiser en affouillant la neige épaisse en bas. Mais le gros du troupeau sait où aller, sur le piton balayé par le vent. Il y pâture plus facilement, “à la montée”. De loin, on regarde en effet l’endroit avec envie. De près, on voit surtout des éboulis et des buissons qui semblent implorer grâce. D’une endurance réputée, le mouton bayad à queue grasse, par sa toison notamment, est heureusement adapté aux grands froids et à l’environnement de l’Ouest.
L’herbe, qui a verdi l’été précédent, ne repoussera pas avant le printemps voire l’été suivant. Le bétail se contente ainsi d’une herbe sèche et jaunie deux cents jours par an, et, quand l’hiver s’annonce, les restrictions ont donc, elles, commencé depuis longtemps. L’inimitable mongolisant Jacques Legrand, dont Gotov aurait jalousé la moustache, précise que “ce paramètre [la prise de poids quotidienne de l’animal] décline très tôt durant l’été (les études montrent que ce phénomène est perceptible dès la fin juin, autrement dit avant même les plus fortes précipitations)”. D’où l’importance d’une gestion habile du pâturage, d’autant que l’utiliser dans son intégralité épargne des déplacements et nourrit plus vite. Le berger doit donc se souvenir du temps passé à tel endroit afin d’y ramener ou pas le troupeau.
Il choisit les pâturages d’hiver dans l’intérêt des espèces dominantes et selon les tâches à mener dans le but de minorer la perte de poids des bêtes et de leur conserver le gras. Ce que les pâtures d’hiver et de printemps peuvent supporter détermine la taille du troupeau. Owen Lattimore rappelle que “dans toute l’Asie centrale, la pâture d’hiver a toujours été le facteur déterminant de l’importance des troupeaux. Les voyageurs et les fonctionnaires – les vieux fonctionnaires chinois et mandchous et les fonctionnaires russes du tsar – voyageaient généralement l’été, et ils se demandaient pourquoi les troupeaux n’étaient pas plus grands. Évidemment des cultures supplémentaires auraient pu fournir du fourrage pour l’hiver ; ce qui arrivait parfois (plus chez les Kazakhs et les Kirghizes que chez les Mongols). Mais il n’y en avait jamais assez, et toujours pour la même raison : le contrôle de la société par les princes et les chefs reposait sur le principe de la mobilité de l’élevage ; l’immobilisation d’un trop grand nombre de bras se consacrant à l’agriculture aurait déséquilibré le système. À moins que vous n’ayez vécu la vie des nomades pendant le cycle d’une année, il est difficile d’imaginer le nombre de facteurs techniques qui entrent en jeu pour faire passer l’hiver au bétail.” »
(p. 113-116)
Les gens dՈ c̫t̩ (p. 201-204)
L’ancien (p. 167-170)
Extrait court